Amalia van Gent
Après l’avancée des islamistes à Alep, la Turquie apparaît comme un nouvel acteur – et veut peser sur le destin de la Syrie.
Le groupe militant islamiste Hayat Tahrir al-Cham (Organisation pour la libération du Levant, HTS) a étonné à peu près tout le monde avec son offensive militaire sur Alep le week-end dernier.
Des combattants barbus du HTS ont lancé leur grande offensive depuis la province d’Idlib, dans le nord-ouest de la Syrie. En l’espace de deux jours seulement, ils ont pu hisser leur drapeau sur le château médiéval d’Alep, la deuxième plus grande ville de Syrie.
Voyage dans le passé
Pour certains militants, il s’agissait d’un voyage dans le passé : en 2016, l’opposition syrienne avait été écrasée à Alep par les troupes syriennes de Bassar Al-Assad et avait prévu de se replier dans la province d’Idlib, conformément à un accord de cessez-le-feu. D’innombrables réfugiés, pour la plupart des membres de la famille des combattants ou des personnes qui se sentaient proches de l’opposition syrienne, avaient alors fait partie de leur cortège. A Idlib, qui jouxte la Turquie, jusqu’à quatre millions de personnes vivent depuis lors, la plupart du temps entassées dans des camps de réfugiés misérables.
Au fil des années, le groupe djihadiste Hayat Tahrir al-Cham (HTS) a pu s’emparer du pouvoir après de sanglantes luttes de pouvoir entre les divers groupes d’opposition d’Idlib. Il s’agit d’une branche d’Al-Qaïda, classée comme groupe terroriste par les Etats-Unis, la Russie et même la Turquie, qui a réussi à faire d’Idlib un véritable bastion.
Gouvernement salvateur syrien modéré ou seulement cruel
Les informations ne parvenaient que rarement de cette zone isolée, notamment parce que la presse se voyait interdire tout accès à la région. Ce qui parvient au monde extérieur sur le quotidien des civils d’Idlib est contradictoire. Ces dernières années, le HTS a tenté de montrer un visage moins radical en allant à la rencontre des chrétiens et d’autres minorités, dit-on d’un côté. Sous la bannière du soi-disant « gouvernement syrien du salut », le HTS domine une zone autonome « où sont commis des atrocités, des actes de torture, des arrestations massives et des exécutions qui, selon le dernier rapport de la Commission d’enquête internationale indépendante des Nations unies sur la Syrie, qui documente par ailleurs les crimes commis par le gouvernement syrien, “pourraient constituer des crimes de guerre”.
Après la conquête d’Alep, HTS a annoncé qu’il se dirigeait vers Damas. Ses combattants ont pu couper la liaison d’une route stratégique entre Alep et Damas – et n’ont rencontré aucune résistance de la part des troupes syriennes. Leur avancée semblait être une promenade de santé, et l’effondrement de l’armée syrienne semblait donc également stupéfiant.
Les motivations de la Turquie sont multiples
Jusqu’à la prise d’Alep, la Turquie a systématiquement affirmé qu’elle n’était pas au courant de l’offensive. Cela semble toutefois peu probable. Ankara commande un réseau de dizaines de milliers de forces supplétives anti-Assad et anti-kurdes dans le nord de la Syrie. Aucune action du HTS ou d’un autre groupe armé dans cette région ne peut se faire sans le soutien d’Ankara.
En outre, la Turquie est la seule ligne d’approvisionnement pour l’aide et le commerce à destination d’Idlib, elle est littéralement l’artère vitale d’Idlib. De nombreux observateurs de la région s’accordent sur un point : A savoir que les djihadistes du HTS n’auraient jamais osé lancer une offensive en Syrie sans le feu vert d’Ankara.
Selon eux, des motifs complexes auraient poussé la Turquie à soutenir l’offensive du HTS. La Turquie aspire à une « réinitialisation » en Syrie, explique par exemple Andreas Parasiliti de la plateforme Internet « al-monitor ». Avec cette grande offensive, Ankara veut surtout signaler à la nouvelle administration Trump qu’à partir de janvier prochain, Washington ferait mieux de reconnaître Erdogan comme partenaire primus inter pares pour la Syrie et le Proche-Orient. En clair, cela signifie que le nouveau président devrait prendre en compte, outre Israël, l’avis de la Turquie lorsqu’il s’agira à l’avenir de questions concernant la Syrie et le Proche-Orient.
On sait que l’ancien président américain Joe Biden n’avait que peu d’affinités avec l’autoritaire Recep Tayyip Erdogan. Selon Andreas Parasiliti, il s’agirait notamment de « créer une zone sûre dans le nord de la Syrie », dans laquelle les 3,6 millions de réfugiés syriens vivant en Turquie pourraient être rapatriés. L’ambiance de plus en plus xénophobe au sein de la population donne souvent des maux de tête à son gouvernement à Ankara.
La journaliste turque Amberin Zaman ne remet pas non plus en question le fait que l’avancée du HTS a donné à Erdogan une nouvelle position de force : depuis plus d’un an, Erdogan, soutenu par le Kremlin, n’a cessé de demander à Assad d’oublier que le gouvernement d’Ankara avait activement tenté de le renverser et de tourner la page sous le slogan de la « normalisation des relations bilatérales » ; au lieu de cela, le dirigeant syrien a à chaque fois rejeté l’offre d’Ankara. Tant que la Turquie ne retire pas ses troupes de Syrie, il n’y a rien à discuter, a insisté Assad. « En agissant ainsi, la Turquie rappelle à Assad à quel point il est vulnérable ».
Amberin Zaman compte parmi les priorités d’Ankara « le démantèlement de l’administration démocratique autonome du nord et de l’est de la Syrie, également connue sous le nom de Rojava, ainsi que des Forces démocratiques syriennes (FDS) soutenues par les Etats-Unis. Zaman est considérée comme l’une des meilleures expertes de la question kurde au Moyen-Orient.
Combats contre la région autonome kurde
Parallèlement à l’offensive des djihadistes sur Alep, d’importantes attaques de l’Armée nationale syrienne (ANS), formée et armée par la Turquie, ont commencé mercredi dernier sur des zones autour d’Alep et dans le Rojava, qui étaient jusqu’alors sous le contrôle des FDS kurdes. De violents affrontements ont éclaté entre les FDS kurdes et l’Armée nationale syrienne (ANS) dans le nord de la province d’Alep, près de la ville de Tal Rifaat tenue par les Kurdes et près d’Afrin et de Shahba, avant que l’administration du Rojava n’appelle dimanche dernier à une mobilisation générale de ses troupes.
La situation pour les civils s’est dramatiquement aggravée dans les zones de combat : alarmée, l’agence de presse kurde dans le nord de l’Irak rudaw rapporte : « Le sort d’environ 500.000 Kurdes et 5.000 Yézidis coincés dans les quartiers kurdes de la province d’Alep est de plus en plus menaçant. Les habitants kurdes de Sheikh Maqsoud, d’Ashrafiyeh à Alep et de la région de Shahba sont très inquiets ». Elle cite Ali Iso, directeur d’Ezdina, une organisation juridique yézidie basée en Allemagne, qui a déclaré à rudaw : « On craint des représailles à grande échelle contre la population civile kurde et yézidie dans la région ».
Lundi dernier, Mazloum Abdi, le commandant en chef des FDS, a annoncé dans une déclaration que ses troupes avaient tenté d’établir un corridor humanitaire entre les quartiers assiégés d’Alep avec Tal Rifaat et le Rojava afin de pouvoir évacuer les civils en toute sécurité, mais que les forces soutenues par la Turquie l’en avaient empêché. Son administration continue toutefois de coopérer avec les « parties concernées » en Syrie afin de parvenir à une évacuation sûre de la population vers le nord-est de la Syrie (Rojava).
Bref rappel : entre 2015 et 2019, les FDS kurdes ont été les principaux alliés du Pentagone et de l’Europe dans la lutte contre l’Etat islamique en Syrie, tandis que la Turquie se rangeait alors, comme aujourd’hui, du côté de l’opposition islamiste. Aujourd’hui, à Washington, ni l’ancien ni le nouveau gouvernement ne semblent s’intéresser au sort de leurs alliés. Les Kurdes sont aujourd’hui à nouveau livrés à eux-mêmes.
Erdogan à Damas
Le journaliste turc Can Dündar est horrifié : « Des images nous parviennent de la région, non seulement de statues d’Assad renversées, mais aussi de soldats syriens décapités et abattus. HTS déclare que leur prochaine cible est Damas », écrit-il sur sa plate-forme ozguruz.de.
En tant que rédacteur en chef de l’influent journal Cumhurriyet, Can Dündar avait révélé en 2015 que la Turquie fournissait des armes aux islamistes syriens. Le journaliste s’est retrouvé derrière les barreaux, mais a pu s’enfuir quelques années plus tard et vit aujourd’hui en exil en Allemagne.
Ankara espère exercer une pression sur le gouvernement de Damas par le biais de l’Armée nationale syrienne qu’elle a formée et armée, imposer ses conditions à Assad et faire participer les djihadistes au pouvoir, a conclu le célèbre journaliste. Il a souligné que, récemment, les chaînes de télévision turques rappelaient toujours « qu’Alep était autrefois une “province de l’Empire ottoman” ».
Lundi, le président turc a rompu son long silence sur l’offensive des djihadistes en Syrie. Ankara est prêt à « faire tout ce que nous devons faire pour éteindre le feu dans la région », a-t-il déclaré lors d’une conférence de presse à Ankara. Le plus grand souhait d’Ankara est de « préserver l’intégrité territoriale et l’unité nationale de la Syrie et de résoudre l’instabilité persistante – qui en est à sa 13e année – par un consensus basé sur les revendications légitimes du peuple syrien », a ajouté Erdogan. Peu avant, son ministre des Affaires étrangères, Hakan Findan, avait appelé Damas à entamer des négociations avec l’opposition islamiste.
