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Il convient de noter que pour chaque résultat négatif pour Moscou, Washington est également confronté à une voie tout aussi instable

Anatol Lieven

La chute de l’État Baas en Syrie est une grave défaite pour la Russie (et un désastre pour l’Iran). Ce serait toutefois une grave erreur de penser que cela en fait nécessairement un succès pour les États-Unis.

Moscou et Washington pourraient en effet être confrontés à des défis similaires en Syrie.

Trois éléments ont conduit la Russie à intervenir dans la guerre civile syrienne pour sauver le régime Assad. Tout d’abord, le désir général de préserver un État partenaire – l’un des rares qui restent à la Russie après le renversement par les États-Unis des régimes irakien et libyen, qui a contribué à renforcer l’influence internationale de Moscou. Deuxièmement, la volonté de conserver les seules bases navales et aériennes de la Russie en Méditerranée.

Troisièmement, la Russie craignait profondément qu’une victoire des islamistes ne fasse de la Syrie une base pour le terrorisme contre la Russie et ses partenaires d’Asie centrale. Cette crainte a été renforcée par la présence de nombreux combattants originaires de Tchétchénie et d’autres régions musulmanes de Russie dans les rangs des forces islamistes en Syrie et en Irak.

L’espoir de Moscou de préserver un État partenaire s’est irrémédiablement effondré. Quant à la menace terroriste, il faudra voir. Compte tenu des énormes défis auxquels il devra faire face pour reconstruire l’État syrien, il semblerait insensé que le nouveau régime dirigé par Hayat Tahrir al-Sham (HTS) parraine le terrorisme international ; dans le cadre de sa stratégie générale de reniement de son passé au sein d’Al-Qaïda, son chef, Abou Mohammed al-Jolani, a promis de ne pas le faire.

La capacité de HTS à contrôler ses alliés et certains de ses propres partisans sera toutefois remise en question. En Afghanistan, les talibans ont promis de ne pas soutenir le terrorisme international lorsqu’ils sont revenus au pouvoir, et ils ont apparemment tenu parole. L’État islamique de Khorasan (ISK), basé en Afghanistan, continue toutefois de le faire et, en raison d’un mélange de faible contrôle sur certaines parties de l’Afghanistan et de réticence à s’engager dans un nouveau conflit, les talibans n’ont pas été en mesure de l’empêcher totalement.

Il reste donc la question de la base navale russe de Tartous et de la base aérienne près de Lattaquié. L‘escadre russe basée à Tartous aurait quitté le port. Il pourrait s’agir d’une évacuation définitive ou d’une mesure de précaution visant à les maintenir en mer jusqu’à ce que les relations avec le nouveau régime soient clarifiées. La base aérienne russe serait encerclée par les forces du HTS, mais n’a pas été attaquée. Il semblerait qu’un accord ait été conclu entre Moscou et les HTS pour garantir la sécurité des bases, mais si c’est le cas, cet arrangement pourrait n’être que temporaire.

Compte tenu de la nature extrêmement compliquée et incertaine de ses relations avec tous les voisins de la Syrie, il pourrait être judicieux pour le nouveau régime de Damas d’autoriser le maintien des bases (peut-être en échange de fournitures russes de pétrole et de nourriture) afin d’équilibrer ses options diplomatiques et économiques.

Cette question est toutefois intimement liée à celle de la politique du nouveau régime à l’égard des minorités ethno-religieuses de Syrie, qui ont généralement soutenu le régime Baas par crainte de l’oppression islamiste sunnite (une crainte amplement justifiée par le sort sauvage de leurs communautés en Syrie et en Irak, tombées aux mains de l’ISIS).

Là où les bases russes sont situées le long de la côte méditerranéenne se trouve le cœur des minorités chrétiennes et alaouites de Syrie. La dynastie Assad est issue des Alaouites, une secte chiite, et, au cours des 50 dernières années, l’État Baas en Syrie a été dans une large mesure un État alaouite. Les milices alaouites ont joué un rôle crucial du côté du gouvernement dans la guerre civile et ont infligé de nombreuses atrocités à leurs opposants.

Al-Jolani a promis qu’il n’y aurait pas de vengeance, que les droits des minorités seraient respectés et qu’il n’y aurait pas d’imposition d’une loi islamiste sunnite sévère. Même s’il est sincère dans ses promesses, ses partisans peuvent être d’un autre avis.

Un régime dirigé par le HTS à Damas qui souhaite rassurer les alaouites et les chrétiens pourrait avoir intérêt à laisser les bases russes en place. En revanche, un régime craignant une révolte des minorités (et un soutien extérieur à cette révolte) verrait probablement les bases russes comme un soutien potentiel à une telle rébellion.

Pour que la Russie conserve ses bases contre la volonté du nouveau gouvernement syrien et avec le soutien des forces alaouites et chrétiennes locales, il faudrait non seulement l’intervention de navires et d’avions russes, mais aussi le déploiement d’un nombre important de forces terrestres. Compte tenu de la guerre en Ukraine, il est très peu probable que la Russie dispose de telles forces.

En outre, comme dans le cas de l’effondrement tout aussi rapide de l’État afghan mandataire des États-Unis, la manière dont les forces de l’État syrien ont fondu face aux forces insurgées dirigées par le HTS n’encouragera guère la Russie à poursuivre le combat en Syrie.

Sous une forme différente, ces questions se posent également à la politique américaine en Syrie. Washington tentera-t-il de conserver ses propres bases en Syrie (à partir desquelles il a attaqué à la fois ISIS et des cibles du régime Baas) ? Le nouveau régime fermera-t-il les yeux sur ces bases ou tentera-t-il de les faire partir ?

La question la plus importante pour les États-Unis est le sort des Kurdes syriens. Pendant la guerre civile syrienne, avec l’aide massive des États-Unis et de l’État kurde semi-indépendant du nord de l’Irak, les forces kurdes syriennes (le Parti de l’union démocratique ou PYD) ont occupé une grande partie du nord-est de la Syrie, bien au-delà de leur territoire ethnique de base. Les États-Unis disposent de plusieurs bases et opérations logistiques dans la région.

La Turquie et le gouvernement turc du président Recep Tayyip Erdogan sont ceux qui, à l’extérieur du pays, semblent avoir joué un rôle essentiel dans la victoire du HTS et en avoir incontestablement profité. L’offensive du HTS a vu le jour dans la zone du nord de la Syrie contrôlée par la Turquie et aurait difficilement pu se produire sans le soutien de la Turquie. L’utilisation réussie de drones par le HTS laisse fortement présager une aide turque.

La Turquie a deux intérêts fondamentaux en Syrie. Le premier est d’établir une situation dans laquelle les trois millions de réfugiés syriens en Turquie qui ont fui leur patrie pendant la guerre civile peuvent rentrer chez eux. Cet objectif est peut-être réalisable si le nouveau gouvernement de Damas parvient à instaurer une paix et un ordre élémentaires et à recevoir une aide internationale. Des centaines de réfugiés feraient déjà la queue pour rentrer en Syrie depuis la Turquie.

Le second intérêt turc est de réduire le pouvoir et le territoire des Kurdes syriens, qu’elle accuse d’être alliés aux rebelles kurdes du PKK en Turquie. Parallèlement à l’offensive des HTS contre le régime Baas, les rebelles de l' »Armée nationale syrienne » soutenus par la Turquie et appuyés par la puissance aérienne turque ont lancé une offensive contre le PYD kurde (officiellement désigné par la Turquie comme « terroriste »), s’emparant de la ville de Manbij. Cela crée une situation dans laquelle des mandataires soutenus par un membre de l’OTAN (bien que de plus en plus éloigné) attaquent un mandataire américain, sans que les États-Unis ne puissent apparemment faire grand-chose à ce sujet.

Si la Turquie pousse le nouveau régime de Damas à se joindre à l’attaque des territoires contrôlés par les Kurdes dans le nord-est de la Syrie, cela créera pour Washington des dilemmes semblables à ceux auxquels est confrontée la Russie à l’ouest. L’administration Trump abandonnera-t-elle ses alliés kurdes, conformément à la déclaration de Trump selon laquelle « ce n’est pas notre combat. Laissons-le se dérouler. Ne pas s’impliquer ? » Ou bien les exigences de « crédibilité » obligeraient-elles Washington à leur venir en aide, même au prix potentiel du déclenchement d’une crise profonde avec la Turquie ?

Le Moyen-Orient ressemble à une table de billard, où le mouvement d’une boule est susceptible de faire voler les autres dans des directions différentes et de les faire rebondir les unes sur les autres. La différence est que, contrairement au billard, même l’expert le plus perspicace ne peut pas prédire dans quelle direction les boules vont se déplacer ; et aucun acteur extérieur n’a été capable de les contrôler.

Dans l’ensemble, l’approche la plus sage semble de loin être celle des Chinois, qui importent une grande partie de leur énergie de la région tout en évitant résolument d’intervenir et de prendre parti dans les conflits qui s’y déroulent.

Car, comme me l’a dit un diplomate chinois il y a de nombreuses années, « pourquoi voudrions-nous nous impliquer dans ce gâchis ? ».

Responsible Statecraft