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Pourquoi l’approche « agresseur/agressé » menace la paix mondiale.

par Goffredo Adinolfi

Vue de l’intérieur de la galerie des Glaces à Versailles, où furent signés les accords de paix en 1919. Peinture de William Orpen. Image du domaine public.

Les dangers du conflit entre la Russie et l’Occident à la lumière des erreurs commises après la Première Guerre mondiale. L’historien Goffredo Adinolfi critique la vision simpliste « agresseur/agressé » qui réduit la complexité géopolitique et entrave la compréhension des événements et des marges de médiation. « La paix est aussi une question de médiation et d’inclusion : c’est ce que le passé nous enseigne », explique M. Adinolfi. Partant de l’invasion de la Pologne par l’Allemagne, il rappelle que les conditions très dures imposées à l’Allemagne par le traité de Versailles ont nourri un sentiment de revanche qui a favorisé la montée du nazisme. Et il conclut en soulignant qu’un récit manichéen du conflit actuel entre la Russie et l’Ukraine risque de pousser le monde vers l’Apocalypse.

Prologue

Attaqué et agresseur » est le slogan qui s’est imposé à la suite de l’invasion russe de l’Ukraine le 24 février 2022. Une dichotomie qui n’admet aucune hésitation et ne permet ni de comprendre la complexité des événements, ni de revenir à l’analyse d’avant l’attaque. Un point de vue qui a certes sa raison d’être incontestable, puisqu’il est indéniable que ce sont les troupes de Vladimir Poutine qui ont envahi le pays voisin. Cependant, au-delà d’un premier regard superficiel, cette interprétation laisse de côté trop d’éléments, comme une mosaïque à laquelle on n’aurait laissé que des carreaux noirs et blancs.

Dans cette logique binaire agresseur/agressé, tout disparaît : les Etats, l’historicité des événements, la géopolitique. Une approche qui rend impossible toute analyse, voire qui vise à rendre impossible la compréhension de ce qui se passe, car comprendre devient synonyme de justifier.  Le tout dans une logique populiste marquée par l’idée d’une guerre des civilisations qui s’affirme surtout depuis le début du nouveau millénaire et qui voit s’aligner d’un côté les bons, les démocraties, et de l’autre un morceau de l’empire du mal, la Russie. Or, fonder une analyse sur le principe de la guerre des civilisations – celle autocratique de Poutine – est porteur de malentendus et surtout ne permet pas les médiations utiles à la recomposition d’un ordre international au bord d’une explosion incontrôlable.

Mais le schéma « agresseur/attaqué » n’est pas efficace, même pour comprendre un conflit dont les responsabilités semblent aussi claires que celles de la Seconde Guerre mondiale. Lorsque l’Allemagne a envahi la Pologne le 1er septembre 1939, un peu plus de 20 ans s’étaient écoulés depuis la fin de la Première Guerre mondiale. L’invasion n’était en fait que le dernier acte d’une série d’actions menées par l’Italie et l’Allemagne pour briser l’ordre international établi à Paris, où le traité de Versailles et ses conditions sévères avaient suscité un profond ressentiment, alimentant les désirs de vengeance et la colère.

L’objectif de cet article est d’analyser certains des éléments qui ont sous-tendu la montée d’un sentiment « révisionniste » au sein des populations européennes, qui s’est ensuite transformé en fascisme et en nazisme. En évitant toute approche téléologique, il ne s’agit pas ici de suggérer que l’épilogue de la Première Guerre mondiale était déjà écrit ou inévitable dès le départ. Au contraire, au cours de cette contribution, on verra comment ce chemin qui a finalement conduit à un nouveau conflit mondial a été marqué par une série de choix qui allaient dans le sens d’une pacification concrète du continent – il suffit de regarder les années qui ont suivi les Accords de Locarno de 1925.

En bref, il ne s’agit pas de tomber dans le piège de donner une suite logique a posteriori à des événements qui n’ont pas nécessairement une séquentialité précise. Nous ne voulons pas non plus justifier : comprendre devrait être la base pour ne pas répéter. Une prémisse, celle-ci, qui nous semble nécessaire pour ne pas donner l’impression qu’entre novembre 1918 et septembre 1939, l’Europe n’était qu’un plan incliné vers une nouvelle catastrophe imminente.

L’analyse se fera à deux niveaux. La première partie mettra principalement l’accent sur les aspects internationaux, en examinant comment la logique « attaquant-agresseur » a influencé le maintien de l’ordre international dans un contexte de déséquilibre permanent. La seconde partie, en revanche, abordera la manière dont l’idée manichéenne du bien d’un côté et du mal de l’autre a créé un climat de colère qui a alimenté les forces politiques les plus réactionnaires.

Les deux plans – international et intranational – se sont non seulement superposés, mais aussi influencés l’un l’autre. L’Europe, entre 1914 et 1945, a traversé une longue période que l’on peut qualifier de critique, c’est-à-dire une phase au cours de laquelle les institutions qui avaient gouverné le continent au XIXe siècle n’étaient plus en mesure de répondre aux besoins pour lesquels elles avaient été constituées. Ici aussi, nous nous référons à la fois au niveau national, avec l’émergence des masses en tant que sujet politique actif, et au niveau international, avec le déclin de la Grande-Bretagne et la montée en puissance de l’Allemagne d’abord, puis des États-Unis.

Jusqu’au début du XXe siècle, l’affrontement entre les puissances européennes était exclusivement de nature coloniale et, compte tenu des liens entre les dynasties qui régnaient sur le continent, il semblait impossible qu’une guerre fratricide puisse bouleverser l’Europe. Historiquement, nous savons que chaque modification de l’équilibre international s’est accompagnée d’une période d’ajustement. Une partie de l’instabilité actuelle – qui voit la montée en puissance de nouveaux acteurs comme la Chine et le net déclin des États-Unis – doit évidemment être interprétée dans ce sens. Compte tenu de la fluidité des structures dans une période critique, les décisions des acteurs politiques revêtent un poids encore plus décisif dans ce contexte.

Face à l’instabilité se trouvent deux mondes, l’ancien monde, qui tente de se perpétuer, et le nouveau monde, qui tente de profiter de l’instabilité croissante pour s’affirmer. Le nouvel ordre sera donc déterminé précisément par les affrontements et la prédominance de certaines structures sur d’autres. Il existe donc deux grands clivages générateurs d’instabilité. Sur le plan international, celui qui oppose la Grande-Bretagne, puissance au sommet de son art, à l’Allemagne, en pleine ascension.

Un affrontement dont aucun ne sortira vainqueur, les deux se voyant dépassés par les États-Unis et assistant impuissants à la fin de la centralité européenne. Sur le plan intérieur, en revanche, au tournant de la Première Guerre mondiale, intervient la crise définitive du libéralisme : se disputent ses dépouilles, d’une part, les poussées démocratiques et, d’autre part, les systèmes politiques à parti unique – socialistes et fascistes.

Les États-Unis débarquent en Europe

La Première Guerre mondiale terminée, la question centrale est celle de l’organisation de l’après-guerre. Mais pas seulement. La grande nouvelle, c’est l’entrée dans le cercle des grandes puissances des États-Unis, entrés en guerre en 1917. Le 8 janvier 1918, le président américain Woodrow Wilson lance son plan de recomposition du continent européen fracturé, résumé en 14 points. Des principes révolutionnaires pour une Europe encore solidement ancrée dans des valeurs extrêmement conservatrices et impérialistes.

Il suffit de mentionner le principe de la liberté des peuples de décider du gouvernement qu’ils se donnent.  Tout comme le sixième point concernant la Russie socialiste : « La libération de tous les territoires russes et une solution à toutes les questions concernant la Russie qui assure la meilleure et la plus libre coopération des autres nations afin de donner à la Russie le moyen de déterminer, sans être entravée ou perturbée, l’indépendance de son propre développement politique et de sa politique nationale, de lui assurer un accueil sincère dans la Société des Nations avec les institutions de son choix ».  Parmi les nouveautés qui dérangent, on trouve l’idée qu’il faut abolir les traités secrets – le premier point – ou, le second point, la liberté de navigation.  Ou encore le principe selon lequel les frontières, neuvième point, y compris les frontières italiennes, devaient être réglées selon un strict critère de nationalité.

Le discours de Wilson eut immédiatement un grand retentissement et, à bien des égards, sembla confirmer l’idée que les raisons des Alliés étaient celles de l’émancipation. Publié en première page du Corriere della sera le 10 janvier 1919, le discours fait l’objet d’une grande discussion publique. De tous les points, le quatorzième contient l’élément le plus important. Il stipule la nécessité d’établir « une association générale des nations (…) formée sur la base de conventions spéciales, dans le but de fournir des garanties mutuelles d’indépendance politique et d’intégrité territoriale aux grands comme aux petits États ».

L’idée de base qui inspirait Wilson était que chaque État devait avoir une légitimité et que celle-ci devait s’accompagner d’une idée de « paix stable et juste ». Devant le Congrès, le président américain déclara également qu’il ne voulait pas adopter une attitude punitive à l’égard des empires centraux : « Nous ne sommes pas jaloux de l’Allemagne, nous ne voulons pas lui nuire, ni entraver de quelque manière que ce soit son influence ou son pouvoir légitime. Ce que nous attendons de l’Allemagne, c’est seulement qu’elle accepte une place égale à celle des autres peuples du monde ».

Le Corriere est allé jusqu’à parler des États-Unis d’Europe, faisant même référence au Concert européen et à la Sainte-Alliance. Certains y ont vu une voie qui n’était pas nécessairement linéaire, mais en quelque sorte unique. Si nous voulions faire un parallélisme historique, nous pourrions dire que face à l’effondrement de l’Union soviétique en 1991 et à la victoire implicite des États-Unis dans la guerre froide, il n’y a pas eu de réorganisation de l’ordre international de manière à inclure la puissance vaincue : la Russie. L’option de Washington a été d’occuper seul un espace qui s’est avéré difficile à gérer à long terme et qui est à l’origine de l’instabilité croissante d’aujourd’hui.  

Pour revenir à l’après-Guerre, on sait que la Conférence de paix de Paris qui s’ouvre en janvier 1919 prend un chemin diamétralement opposé à celui souhaité par Wilson. Une logique « agresseur/agressé » est imposée, principalement sous l’impulsion des Français, qui ne permet pas de voir loin comme l’avait fait Wilson quelques mois plus tôt. Le traité de Versailles qui en résulte, signé le 28 juin 1919, repose sur une doctrine strictement culpabilisante et punitive à l’égard des ennemis vaincus. La seule chose qui reste du discours de Wilson est la Société des Nations, dont l’Allemagne ne sera pas membre dans un premier temps. Entre vainqueurs et vaincus, il ne peut donc y avoir de médiation.

De manière surprenante, la puissance qui aurait pu jouer un rôle de médiateur entre les États européens en conflit – les États-Unis – a brusquement décidé d’adopter des positions isolationnistes. Le Sénat américain a rejeté le traité de Versailles par deux votes successifs, le premier le 19 novembre 1919 et le second le 19 mars 1920.

Le traité de Versailles

Le traité de Versailles est un texte impressionnant, composé de près de 500 articles sur environ 250 pages. Dans la première partie, la création de la Société des Nations est sanctionnée. Au départ, les membres étaient une poignée d’États, pour la plupart des vainqueurs de la guerre. L’Allemagne n’en fera partie qu’à partir du milieu des années 1920. Toutefois, la majeure partie du texte concerne les conditions de paix imposées à l’Allemagne.  L’article 231 était le plus controversé car il stipulait : « Les puissances alliées et leurs gouvernements associés affirment, et l’Allemagne accepte, la responsabilité de l’Allemagne et de ses alliés pour toutes les pertes et tous les dommages subis par les gouvernements alliés et associés et leurs citoyens à la suite de la guerre qui leur a été imposée par l’agression de l’Allemagne et de ses alliés ».

Les Alliés ont ainsi le droit d’imposer à l’Allemagne de lourdes mesures de réparation pour les dommages causés. Il s’agit essentiellement de rendre l’Allemagne définitivement inoffensive. Une partie importante du territoire allemand est amputée, l’empire colonial est liquidé, mais surtout, la continuité territoriale entre l’Allemagne et son débouché sur la mer du Nord, le port de Dantzig, est interrompue par une étroite bande de territoire polonais. À cela s’ajoutent d’énormes réparations de guerre à payer, l’occupation de la Rhénanie pour garantir les paiements et, enfin, l’anéantissement de l’armée.

Face à des conditions jugées excessivement oppressives, le gouvernement allemand dirigé par le social-démocrate Philipp Scheidemann décide de démissionner pour ne pas être contraint de signer le traité. Son successeur Gustav Bauer – également social-démocrate – tente de demander à négocier sur certains points, dont l’article 231, mais il est finalement contraint de signer sans obtenir de rabais.  

De la volonté d’éviter une vendetta contre l’Allemagne exprimée par Wilson, il ne reste rien. Pourtant, même à l’époque, rares étaient ceux qui réalisaient les risques liés à l’adoption d’une attitude fortement punitive et excluante. Parmi les critiques les plus influents du traité de Versailles figure John Maynard Keynes qui, dès les pages du livre qu’il publie dans les mois qui suivent, le célèbre The Economic Consequences of the Peace, anticipe en fait ce qui va se passer dans les années à venir. L’économiste britannique s’est montré très sévère à l’égard de ceux qui avaient rédigé un traité qui « n’envisage pas l’avenir de l’Europe » et qu’il a qualifié de « paix carthaginoise de Clemenceau ». Les réparations, écrit Keynes, auraient empêché l’Allemagne de se développer économiquement et l’absence de croissance aurait conduit à une grande instabilité politique. Une prédiction sombrement réaliste : « Le traité ne contient aucune disposition pour la réhabilitation économique de l’Europe – rien pour transformer les Empires centraux vaincus en bons voisins, rien pour stabiliser les nouveaux États européens, rien pour récupérer la Russie ; il ne promeut pas non plus de quelque manière que ce soit un pacte de solidarité économique entre les Alliés eux-mêmes ; aucun accord n’a été conclu à Paris pour restaurer les finances désordonnées de la France et de l’Italie, ou pour adapter les systèmes de l’Ancien et du Nouveau Monde ».

La paix de Versailles est une paix qui, en fait, mécontente tout le monde. Les Français parce qu’elle n’est pas assez stricte et les Allemands pour les raisons déjà évoquées. Mais les Italiens reviennent également très déçus des négociations, car ils ne voient pas une partie des élargissements territoriaux prévus par le traité de Londres de 1915 sur lesquels l’entrée en guerre avait été décidée. C’est ainsi qu’est né, dans l’immédiat après-guerre, le thème de la « victoire mutilée », qui s’est enraciné dans de larges secteurs de la société italienne, y compris ceux qui allaient plus tard se coaguler autour du parti fasciste, les amenant à adopter une attitude révisionniste à l’égard du nouvel ordre international qui était en train de se construire au cours de ces semaines-là. Le 12 septembre, Gabriele D’Annunzio, poète et animateur politique, occupe la ville istrienne de Fiume, qui n’avait pas été concédée à l’Italie, provoquant ainsi le premier acte de révision de l’ordre qui venait d’être sanctionné à Paris.

Conclusions

L’épilogue, la Seconde Guerre mondiale, n’a pas été écrit dès 1918, mais a été rédigé ligne par ligne entre 1918 et 1939. Comme cela a été souligné à plusieurs reprises, l’idée populiste d’opposer de manière manichéenne « agresseurs et agressés » n’admet aucune exception ou remise en cause. Un point de vue qui, dans une certaine mesure, fait écho à l’attitude intransigeante aux accents populistes qui prévaut aujourd’hui au sein des élites politiques et des médias. Populiste dans la mesure où elle tend à simplifier des questions complexes et à les synthétiser en deux camps facilement distinguables et fortement idéologisés, à l’intérieur desquels on ne peut que prendre parti sans jamais pouvoir douter : soit avec nous, soit contre nous.

L’Allemagne a dû payer car elle a été tenue pour seule responsable du carnage qui a frappé l’Europe entre 1914 et 1918. D’innombrables études ont été consacrées à la recherche des raisons qui ont conduit à ce déchaînement, mais s’il fallait définir une seule cause majeure, on pourrait peut-être dire que les classes dirigeantes de nombreux pays ont manqué d’esprit d’ouverture. L’isolationnisme des États-Unis, dont la puissance avait été largement sous-estimée non seulement par Benito Mussolini et Adolf Hitler, avait plus généralement donné aux Européens l’illusion qu’ils étaient encore le centre du monde. L’ordre international est très hiérarchisé et l’absence de ce qui était devenu la première puissance mondiale a certainement joué un rôle déstabilisateur. Mais pas seulement.  La décision de marginaliser l’Allemagne a également créé de profonds déséquilibres. Être considéré comme le seul responsable d’une agression, alors que les responsabilités sont toujours beaucoup plus complexes, génère un sentiment de frustration qui, lorsqu’il s’agit de grandes puissances, se transforme facilement en désir de vengeance. Une attitude diamétralement opposée à celle adoptée, par exemple, lors du Congrès de Vienne en 1815, où la France vaincue fut néanmoins admise à l’assemblée des nations. Tout au long des années qui ont suivi le traité de Versailles, avec des discontinuités évidentes, les méfiances se sont renforcées mutuellement, entraînant une délégitimation continue de ceux qui avaient compris – comme les Wilson ou les Keynes – qu’avec une attitude punitive, on se préparait à affronter une deuxième guerre, qui n’était pas inéluctable. Le même constat peut être fait aujourd’hui. Construire des bases militaires, comme l’ont fait les Etats-Unis depuis 20 ans autour de la Russie, n’était évidemment pas un moyen de développer des relations de bon voisinage avec l’ancien ennemi. C’est pourquoi sortir du schéma agresseur/agressé est aujourd’hui, comme cela aurait pu être le cas à l’époque, le seul moyen de sortir de l’impasse qui semble nous mener tout droit à la catastrophe nucléaire.

Goffredo Adinolfi a obtenu son doctorat à l’université d’État de Milan et est chercheur en histoire contemporaine à l’Instituto Universitário de Lisboa. Ses domaines de spécialisation comprennent l’histoire des institutions et des transitions politiques. Ses études ont notamment porté sur l’histoire des fascismes, analysant les dynamiques politiques et sociales qui ont caractérisé ces régimes. Il collabore régulièrement au quotidien Il Manifesto, où il publie des articles sur des questions politiques d’actualité.

KRISIS