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par Edouard Husson

Retour sur la loi Veil, cinquante ans après: une loi libérale devenue liberticide?

Le 17 janvier 1975 était promulguée la loi qui dépénalise l’avortement. Avec cinq décennies de bilan, il est évident que la loi a manqué son objectif. Elle ne devait pas seulement dépénaliser l’avortement mais aussi faire diminuer le nombre des interruptions de grossesse. Or c’est le contraire qui s’est passé: le nombre des avortements a augmenté. La loi devait d’autre part responsabiliser la société, en l’encourageant à dissuader les femmes d’avorter, en leur offrant des alternatives. Or, c’est le contraire: l’avortement a été de plus en plus présenté comme un droit absolu, au point même d’être inscrit dans la Constitution en 2024 par la représentation nationale. Au bout du compte, on s’aperçoit qu’une loi qui devait libérer les femmes est devenue un véritable tabou dans notre société, au point d’empêcher tout débat. Votée dans l’insouciance du baby-boom d’après-guerre, la loi sur l’avortement devrait aujourd’hui être questionnée, au moment où la natalité du pays s’effondre. Mais, en pratique, personne n’ose, de peur de s’exposer à la mort politique, professionnelle ou sociale. La loi libérale est devenue liberticide. Elle devait émanciper les femmes. Aujourd’hui elle sert à faire taire la voix des femmes qui voudraient partager les difficultés des mois, des années qui suivent un avortement. Or c’est précisément la détresse des femmes laissées seules face à l’interruption de grossesse que Madame Veil avait voulu faire diminuer, sinon cesser.

On reconnaît un arbre à ses fruits. Je ne doute pas des intentions louables de Madame Veil, lorsqu’elle défendit, comme ministre en charge de la Santé, la loi qui porte son nom. Mais rappelons, précisément, quelles étaient ces intentions:

+ la dépénalisation de l’avortement. Objectif atteint, sauf qu’il s’est retourné en formidable instrument de tyrannie. Si vous êtes opposé à l’avortement pour des raisons religieuses, philosophiques, politiques, sociales, on vous fera taire. En théorie, le droit à l’objection de conscience du médecin subsiste, fragile, après la constitutionnalisation de l’avortement. En réalité, la pression des pairs, de la classe politique et des médias établis sur les objecteurs de conscience est énorme.

+ la diminution du nombre d’avortements. Or la loi a au contraire été suivie de leur augmentation. Une étude sérieuse de l’historien Jacques Dupâquier estime à 60 000 le nombre d’avortements en France avant la Seconde Guerre mondiale; et tout donne à penser que ce chiffre restait stable. En 2023, il y a eu officiellement plus de 240 000 avortements, soit quatre fois l’estimation faite pour la période avant 1975.

+ La loi Veil, stricto sensu, c’est-à-dire le texte voté en 1975, proposait toute une série de mesure destinées à proposer aux jeunes femmes des éléments d’alternative à l’avortement. Elles ont été, sans mauvaises allusions, détricotées au fur et à mesure des révisions de la loi, depuis cinquante ans. Il suffit, pour s’en rendre compte, de consulter le texte original et ses modifications.

Une adaptation de la loi aux mœurs ou bien une loi qui a façonné les comportements et provoqué une rupture anthropologique?

L’un des grands arguments de Valéry Giscard d’Estaing, lorsqu’il reprit à son compte le projet de loi qui avait été déposé durant la présidence de Georges Pompidou, était d’adapter la loi à l’évolution des mœurs. mais en réalité, ce n’est pas ce qui s’est passé! La loi de 1975 et ses radicalisations législatives, à partir de l’élection de François Mitterrand, ont changé le comportement des Français.

+ Qui prétendra que le remboursement de l’IVG par la Sécurité Sociale n’a pas banalisé l’acte? La loi devait responsabiliser ceux qui avaient l’habitude de laisser la femme se débrouiller après l’avoir engrossée? Voyons-nous que le comportement fondamental des hommes ait changé?

+ Imaginons qu’il y ait eu une droite digne de ce nom, depuis quarante ans, qui défende la vie humaine dès sa conception, au nom du personnalisme catholique; qui se préoccupe de responsabiliser les hommes, au nom du bien commun; qui s’inquiète de l’éventuel déclin démographique du pays: n’aurions-nous pas eu une autre évolution législative, à commencer par le fait que la clause de revoyure de la loi, tous les cinq ans, n’aurait pas été supprimée en 1979?

+ Michel Pinton m’a raconté comme Valéry Giscard d’Estaing avait été soulagé du manque de combativité des évêques représentant la conférence épiscopale, lorsqu’il les avait reçus, à l’automne 1974. Effectivement, on est surpris de voir comme, au nom du « vivre ensemble » dans la République laïque, les évêques de France ont bien peu relayé l’enseignement pontifical, qui n’a pas varié, de Paul VI à François, et qui fait du refus de l’avortement, un sujet non négociable. Et l’on imagine ce qu’aurait eu comme impact, au contraire, une hiérarchie épiscopale courageuse.

+ Mentionnons enfin, pour finir d’illustrer la manière dont la loi transforme les mœurs, l’insertion progressive de l’argumentation en faveur de la « défense du droit à l’avortement » – prétendument menacé alors qu’il n’y a aujourd’hui aucune opposition constituée – dans l’ensemble plus vaste du plaidoyer globaliste pour la réduction de la population mondiale, avec l’avortement comme instrument clé de mise en œuvre. On se reportera, de ce point de vue, aux travaux du prêtre belge Michel Schooyans (1930-2022).

Tenir compte de la catastrophe démographique en cours?

A la fin des années 1970, le ratio était de 5 naissances pour 1 avortement. En 2017, il était encore de 4 pour 1. Depuis 2022, il est de 3 pour 1. Dans un premier temps, on a assisté à une augmentation du nombre d’avortements. Actuellement, c’est surtout la baisse de la natalité qui explique la réduction du ratio.

On voit que la classe politique a tout faux.!

+ La gauche, qui continue à proclamer que le droit à l’avortement est menacé. Alors que c’est le contraire qui se passe: après la vigoureuse bataille de Jean Foyer pour essayer de faire échouer la loi, en 1974, il ne s’est trouvé que quelques fortes personnalités (Jean-Marie Le Pen, Christine Boutin, entre autres) pour oser dire que la loi Veil n’était pas l’horizon indépassable de notre temps.

+ La droite dite de gouvernement qui continue à se féliciter de l’avancée giscardienne. Alors que c’est la loi de janvier 1975 qui a permis la victoire de François Mitterrand en 1981. D’une part parce que Giscard a eu besoin des voix de la gauche pour faire voter la loi à l’Assemblée et au Sénat. D’autre part, parce que le million de voix décisif qui a manqué à Giscard, pour sa réélection, était celui des électeurs catholiques qui ne lui avaient pas pardonné la loi Veil. Ensuite, la radicalisation des évolutions législatives sur l’interruption volontaire de grossesse a été un moyen, régulièrement, pour la gauche, de soumettre la droite dans le jeu politique.

+ La droite nationiste aussi est empêtrée dans ces contradictions: elle refuse l’immigration mais elle ne combat plus la loi sur l’avortement. Elle déteste l’Islam sans voir qu’elle pourrait s’allier aux musulmans sur les questions sociétales. Marine Le Pen se pose en héritière de son père mais rien ne l’obligeait à voter la constitutionnalisation du droit à l’avortement. Comment peut-on prétendre revigorer la France et aller dans le sens d’une accélération du déclin démographique?

Comment ne pas s’interroger sur le lien qui existe entre les abandons croissants de souveraineté, le lent déclin de la combativité et de la créativité économique du pays et l’interdiction croissante de débattre d’une question grave: en cinquante ans, ce sont plus de dix millions d’enfants qui manquent à l’appel pour le pays. Vous pouvez bien dire qu’ils ont été remplacés par l’immigration; en réalité, les sociétés humaines ne sont pas des machines où l’on remplacerait les individus comme des pièces détachées, certaines étant dévissées et d’autres revissées.

Réflexion ordo-libérale sur l’importance de la famille et de la natalité

Depuis cinquante ans, soixante ans même (puisque l’avortement était l’une des grandes revendications des soixante-huitards), le problème auquel nous sommes confrontés, c’est le traitement du sujet de l’avortement dans les coordonnées d’une philosophie purement individualiste. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle une loi qui se voulait émancipatrice finit en atomisant encore plus la société.

On ne sortira de l’actuelle spirale mortifère et liberticide que si l’on revient à d’autres coordonnées philosophiques. La liberté, la créativité, l’épanouissement de la personne ne sont pas seulement des questions individuelles. Il y a des fondements interpersonnels à la liberté; cette dernière n’est protégée que si l’on respecte la loi naturelle.

C’est la grande leçon de l’ordo-libéralisme, qui a aidé, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’Allemagne à sortir du nazisme. L’individu ne peut se construire que dans des relations; le libéralisme ne peut se déployer utilement que s’il est équilibré par des liens qui protègent la personne: liens religieux, associatifs, familiaux.

Quand on prend au sérieux ce que rapportent des associations qui écoutent la détresse des femmes après l’avortement, on comprend qu’une question de cette gravité ne peut pas être traitée en dehors d’une réflexion anthropologique fondamentale sur les liens interpersonnels, la filiation, la famille. Le mal-être qui ronge la France n’est pas seulement une question de souverainisme. Il vient aussi de ce que l’on a laissé l’Etat prendre en charge, de plus en plus, le domaine de l’intimité, de la sexualité, de la décision d’avoir des enfants.

La natalité est essentielle à l’avenir d’une société, on me pardonnera cette lapalissade. Mais précisément, ce n’est pas le rôle de l’Etat d’encourager ce qui va contre la natalité, ce qui dissuade les individus de contribuer aux générations suivantes. Un Etat qui encourage l’avortement, qui déresponsabilise absolument les individus en présentant l’IVG comme un acte anodin prive la société de ce ressort profond de la motivation humaine qu’est la création d’une famille, l’envie de gagner sa vie pour nourrir ses enfants, l’ambition de transmettre une entreprise, un métier, reçus de la génération précédente et transmis à la génération suivante……

Au fond, les bonnes intentions affichées par Valéry Giscard d’Estaing et Simone Veil sont typiques du « libéralisme d’Etat » qui caractérise la France, selon Lucien Jaume: un libéralisme qui finit par se transformer en son contraire puisqu’il se laisse guider par l’Etat. La gauche s’est engouffrée dans la brèche ouverte par Giscard et c’est progressivement un ordre totalitaire qui s’est substitué au « libéralisme avancé » de 1974.

Il est temps de redécouvrir la tradition ordo-libérale!

Le Courrier des Stratèges