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par Edouard Husson

L’Europe est une puissance non réalisée, depuis 1945.Régulièrement, l’Europe a commencé à refaire ses forces. Et, non moins régulièrement, les Etats-Unis d’Amérique ont entravé le risque d’émergence d’une vraie compétition. Il faut avoir cette évidence en tête quand on envisage ce qui va se passer entre Trump et l’Union Européenne. Car le président 45/47 n’est pas si original que ce que l’on pense dans sa volonté de déstabiliser l’Union Européenne.

Ce que je présente ici n’est pas l’histoire habituellement servie par les politiques, les médias, les think tanks, les influenceurs.
Je m’appuie sur mon expérience d’universitaire. En tirant parti d’un constat: les recherches académiques en sciences sociales, avec tout leur sérieux scientifique, n’exploitent le plus souvent pas ce qu’elles découvrent car rares sont les chercheurs qui mettent en cause les injonctions qu’ils reçoivent de leur éducation, de leur situation sociale, de leurs choix politiques, des modes du moment.
Ainsi en va-t-il des relations entre l’Europe et les Etats-Unis depuis la Seconde Guerre mondiale. Le schéma de la bienveillance américaine est la toile de fond. Il pouvait être remis en question dans les années 1950 ou 1960; puis il est devenu le point de vue dominant au fur et à mesure de l’affaiblissement de l’URSS et de la disparition des générations qui avaient connu les deux guerres mondiales.
Je propose ici une autre lecture. Il n’y a dans ce que je décris ci-dessous aucun parti pris idéologique. Ou plutôt, je connais mes biais éventuels: j’ai grandi dans une famille d’imprégnation atlantiste; quand je me suis émancipé, je suis devenu gaulliste. Mais, avec toute l’admiration que j’ai pour le Général de Gaulle, je suis devenu avec les années encore plus radical, comme historien, que ce qu’était le Général, comme chef de l’Etat. Je dois être aujourd’hui quelque chose comme un gaulliste d’extrême-gauche en politique étrangère…..
Dans ce qui suit, cependant, je considère froidement les jeux de puissances ou les instruments choisis pour l’exercice de la souveraineté. Par exemple, je n’entrerai pas ici dans le débat entre souverainistes et partisans d’une Europe supranationale, quelles que soient mes préférences. Je pense qu’en effet cela a peu d’importance par rapport au sujet de l’hostilité américaine fondamentale à une Europe forte.
1947-1949: les Américains coupent l’Europe en deux
La Guerre Froide était évitable. C’est ce que montrent tous les travaux historiques approfondis aujourd’hui. Staline n’était intéressé que par un glacis sécuritaire à proximité de l’URSS et par le contrôle de l’ennemi héréditaire de la Russie, la Pologne. Il imaginait une immense zone neutre de la Scandinavie aux Balkans. L’Allemagne devait être démilitarisée, dénazifiée mais certainement pas coupée en deux.
A cela une raison évidente, que tout le monde aurait dû voir à l’époque: l’URSS avait subi le gros de l’attaque militaire allemande durant la Seconde Guerre mondiale. A l’époque on parlait de 7 millions de soldats tombés en combattant l’ennemi nazi. Aujourd’hui, nous savons qu’il s’agit plutôt de 9 millions, auxquels il faut ajouter les 3,5 millions de prisonniers de guerre soviétiques morts de faim et de mauvais traitements sur ordre du commencement de la Wehrmacht.
Staline était donc sincère dans sa négociation avec Roosevelt à Yalta en février 1945. Mais le président américain décéda en avril et son successeur, Truman, ne voulut voir dans Staline que le communiste et non l’homme d’Etat moscovite. dès la fin de la guerre, on vit la défiance s’installer entre Washington et Moscou. A force de prendre des mesures contre l’agressivité de l’autre, Américains et Soviétiques se retrouvèrent face à face, des deux côtés d’une ligne de démarcation que Churchill avait appelé, dès mars 1946, alors que la majorité des esprits étaient encore à la coopération, « rideeau de fer ». C’est l’un des plus beaux exemples de prophétie auto-réalisatrice.
Le résultat: Une grande partie de l’Europe centrale et orientale, qui auraient pu vivre libre, comme l’Autriche ou la Finlande, passèrent sous un contrôle soviétique direct.
L’Europe en fut durablement affaiblie, coupée en deux, privée de sa réalité historique, « de l’Atlantique à l’Oural ».
1956: les Américains entérinent la domination soviétique sur une moitié de l’Europe.
Quand on regarde l’histoire européenne de l’après-guerre, on remarque que, tous les dix ans, environ, l’Europe s’est refait une santé. A cela une raison très simple: notre continent est une réalité ancienne et solide, composée de diverses nations qui ont hérité d’une « culture de grand style », pour parler comme Spengler.
Aujourd’hui encore, l’Europe, « de l’Atlantique à l’Oural », est la première pourvoyeuse d’universités de qualité dans le classement de Shanghai des mille meilleures universités du monde: les Etats-Unis en représentent 18%; la Chine 24% et la grande Europe, 35%.
Dix ans après la Seconde Guerre mondiale, l’Europe se reconstruisait. Et l’Union Soviétique ne souhaitait rien de plus que de signer la paix en Europe avec les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et la France. En mars 1952, un an avant sa mort, Staline avait proposée la réunification et la démilitarisation de l’Allemagne – selon un schéma qui fut réalisé en Autriche en 1955. Les peuples d’Europe sous contrôle soviétique avaient envie de secouer le joug: ils se révoltèrent en 1953 en Allemagne de l’Est, en 1956 en Hongrie et en Pologne.
En 1956, survint la crise de Suez. Français et Britanniques, aidés des Israéliens, voulaient maintenir ce qui leur restait d’empire, alors que le président égyptien Nasser les avait défiés en nationalisant le canal de Suez. L’URSS menaça alors Paris et Londres d’une frappe nucléaire s’ils ne quittaient pas l’Egypte. Que firent les Etats-Unis: ils laissèrent les Soviétiques (1) menacer leurs alliés : (2) réprimer dans le sang le soulèvement de Budapest. Alors qu’il aurait fallu faire le contraire: soutenir Paris et Londres, d’un côté; et de l’autre trouver un arrangement européen avec l’URSS qui permît à cette dernière de se retirer d’Europe centrale en sauvant la face, c’est-à-dire en obtenant son objectif: la démilitarisation de l’Europe centrale.
C’eût été une immense victoire pour la « démocratie » que l’on prétendait défendre à Washington, une génération avant que l’URSS ne prît, avec Gorbatchev, l’initiative de la libéralisation. Mais pour Washington il était plus important de casser les empires français et britannique définitivement que de permettre à l’Europe de retrouver la liberté.
1958-1971: les Américains font échouer le projet gaullien « d’Europe européenne »
Dans les deux décennies précédentes, la puissance américaine avait réagi instinctivement, en fonction des ses aspirations messianiques et de ses déterminants géopolitiques. Ce qui se passe dans les années 1960 est différent: un homme se dresse, Charles de Gaulle, qui entend émanciper l’Europe des Etats-Unis et faire coïncider à nouveau l’organisation de l’Europe et sa réalité historique sous-jacente, « de l’Atlantique à l’Oural ».
A part le financement à l’OAS, qui relevait de la déstabilisation directe, l’affrontement entre de Gaulle et les Américains resta feutré mais il fut implacable. On connaît les étapes de l’émancipation gaullienne: proposition en 1958, refusée, d’un directoire Washington-Londres-Paris de l’OTAN; organisation manquée de la Communauté européenne en union politique, entre 1959 et 1963; reconnaissance de la Chine populaire le 31 janvier 1964; dénonciation de la politique arbitraire du dollar en février 1965; retrait du commandement intégré de l’OTAN et critique de la guerre au Vietnam en 1966; « Vive le Québec libre! » de juillet 1967, voyage en URSS de 1966 et appel au sentiment national dans tout le bloc soviétique….
Les Américains mobilisèrent tous leurs réseaux atlantistes pour faire échouer le plan Fouchet d’union politique de la « petite Europe ». En bon agent américain qu’il était, Jean Monnet fit ajouter par les députés allemands un préambule atlantiste au Traité de l’Elysée. Contre la diplomatie indépendante du Général, les Etats-Unis étaient impuissants. En revanche, ils exercèrent toutes sortes de chantages sur la classe politique allemande pour dissuader la République de Bonn de soutenir le retour à l’étalon-or souhaité par Giscard. Et ils demandèrent à la RFA de ne pas soutenir le franc, attaqué après mai 1968.
L’aboutissement de cette politique, couronnée de succès, fut la destruction du système monétaire de Bretton Woods, en 1971, par le découplage du dollar et de l’or. Apparemment, les Etats-Unis avaient gagné contre de Gaulle et son projet « d’Europe européenne ».
De Pompidou à Chirac : la revanche au petit trot d’un gaullisme à profil bas?
Quand je regarde les trente-cinq ans qui ont suivi, je remarque un phénomène structurel étonnant: le pompidolisme en est la matrice. N’en déplaise aux gaullistes, il marqua bien une rupture avec la politique du Général; n’en déplaise aux anti-gaullistes, il est bien la matrice des trois présidences qui l’ont suivi: celles de Giscard, de Mitterrand et de Chirac.
Et que remarque-t-on pendant ce temps: la construction obstinée d’une monnaie européenne – elle s’appela finalement l’euro – qui a causé bien des maux de tête aux Américains. De ce point de vue, on peut dire qu’il y a eu une belle continuité et obstination franco-allemande, de 1971 à 2001: première tentative de création d’une monnaie du Marché Commun par Willy Brandt et Georges Pompidou; système monétaire européen et introduction de l’ECU comme monnaie commune par Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt. Réalisation de l’euro par les deux tandems successifs Mitterrand-Kohl et Chirac-Schröder.
On sera d’accord pour dire que la France a mal négocié son entrée dans le traité de Maastricht. Mais il faut immédiatement ajouter deux points:
(1) Ce n’est pas la faute de l’euro si les gouvernements français en ont profité pour s’endetter plus que de raison, à l’abri de la confiance qu’inspiraient les taux alignés sur l’économie allemande. Et ce n’est pas non plus « la faute à Maastricht » si les gouvernements français successifs ont handicapé l’économie du pays par des taux de prélèvements exagérés.
(2) La grande faille du Traité de Maastricht se trouve dans l’installation de l’OTAN au cœur du dispositif européen. Nous allons voir comment les USA ont utilisé leur puissance géopolitique pour essayer de casser l’euro et donc la puissance européenne.
L’euro, défi aux Etats-Unis
Premier point, donc: les Américains ont été largement impuissants face à l’installation d’un euro qui est passé de 18 à 25% des réserves de change des banques centrales du monde.
Voici trois graphiques tiré du dernier rapport de la BCE sur le poids international de la monnaie européenne. .
(a) rôle international de l’euro, en pourcentage, dans les réserves de change internationales et sa part dans le PIB mondial.

(b) La répartition des monnaies dans le système monétaires internationales

(c) Part des différentes monnaies dans les réserves internationales

Que voit-on? L’euro s’est installé autour de 20% des réserves de change globales. Mais aujourd’hui, sa part stagne, tandis que celle du dollar baisse, ce qui ne profite pas à la monnaie européenne mais aux autres monnaies.
Tout cela est lié à la géopolitique mondiale.
L’OTAN contre l’euro
En 1990, l’OTAN ne servait plus à rien – même dans une perspective atlantiste – puisque la Guerre Froide était finie. Pourtant, les Etats-Unis l’ont maintenue, pour pouvoir contrôler l’Allemagne réunifiée et l’Europe – et en particulier empêcher la création de la « grande Europe », « l’Europe de l’Atlantique à l’Oural » du Général de Gaulle renommée « Maison Commune Européenne » par Gorbatchev.
En 1992, l’emprise des Etats-Unis sur les gouvernants européens était suffisante pour placer l’OTAN au cœur de la nouvelle Union Européenne.
Jusqu’en 1995, le conflit yougoslave est une affaire désagréable pour la France mais cela reste un problème entre Européens. A partir de 1995 en Croatie puis, surtout, en 1999 au Kosovo, les Etats-Unis essaient d’imposer leur autorité militaire sur le continent européen.
Regardez pourtant ce qui se passe sur les graphiques ci-dessus, de 1999 à 2003, la part de l’euro dans les réserves de change mondiales passe de 18 à 25%. 2003, c’est le moment où l’Europe de l’Atlantique à l’Oural se manifeste de la manière la plus forte, avec l’opposition commune de Jacques Chirac, Gerhard Schröder et Vladimir Poutine à la guerre en Irak!
Le néo-conservatisme: pour briser l’Europe?
Ce que je fixe ici est encore exploratoire. Il faudra approfondir, éventuellement corriger. Mais je constate que le néo-conservatisme a tout d’un projet anti-européen.
2001, année de l’introduction de l’euro, est aussi celle de l’entrée de la Chine dans l’OMC et du démarrage du néo-conservatisme en réponse opportuniste aux attentats du 11 septembre.
Remarquons que les Etats-Unis ne réussissent pas à briser l’Europe: l’opposition à la guerre d’Irak est massive, dans les rues des villes européennes. Et tandis que les Américains renversent et tuent un Saddam Hussein qui avait eu l’audace de vouloir libeller les factures de son pétrole en euro, la planche à billets américaine fonctionne à plein régime, pour financer les guerres et pour acheter les produits de l’industrie chinoise.
Je n’aimais pas le Traité Constitutionnel Européen et j’ai voté contre. Mais je comprends la frustration de Jacques Chirac, qui y voyait le couronnement de son Europe « pompidolienne ». C’est d’ailleurs pourquoi je n’ai jamais reproché à Nicolas Sarkozy ce que certains appellent la « forfaiture » du Traité de Lisbonne: il avait annoncé, lors du débat d’entre-deux-tours de la présidentielle de 2007, qu’il ferait passer un nouveau traité européen; personne n’était obligé de voter pour lui. Surtout, les mécanismes mis en place grâce au traité de Lisbonne ont permis, à l’époque, à l’Union Européenne de s’organiser pour maîtriser les conséquences de la crise américaine des subprimes.
Car, il faut bien le noter, les Etats-Unis ont subi, en 2007-2008, la crise la plus terrible de leur histoire financière, que les Européens ne surent pas exploiter à leur profit.
Dresser la France et l’Allemagne contre la Russie
Les Etats-Unis ont assisté impuissants à la bonne tenue de l’euro mais ils ont fait en sorte que l’alliance de 2003 entre France, Allemagne et Russie ne se reproduise jamais. Mentionnons:
+ l’élargissement de l’OTAN
+ l’augmentation du nombre de bases militaires en Allemagne.
+ le conditionnement progressif des Verts allemands, devenus le meilleur instrument pour briser l’économie allemande, d’abord par la sortie du nucléaire puis par le soutien à la prise en main occidentale de l’Ukraine, ce pays dont le sous-sol recèle la plupart des matières premières nécessaires à la transition énergétique.
+ Le soutien à « Sarko l’Américain » contre Dominique de Villepin en vue de la présidentielle de 2007. Un jour nous saurons peut-être quels efforts ont été déployés pour décrédibiliser François Fillon, l’ami de la Russie. En tout cas remarquons l’enchaînement Sarkozy, Hollande, Macron, qui a considérablement affaibli la France.
+ Ah oui, si vous n’aviez pas compris, Dominique Strauss-Kahn était en 2011 dans le collimateur de Washington parce que, directeur du FMI, il avait parlé de développer les Droits de Tirage Spéciaux, afin de stabiliser l’économie mondiale face aux soubresauts du dollar.
+ Malgré la crise monétaire européenne, l’Europe trouve la parade! De 2005 à 2013, l’économie allemande ne cesse d’augmenter ses excédents commerciaux, tirant toute l’économie de l’UE. Oh, le comportement des lobbyistes allemands auprès du gouvernement ukrainien n’était pas très beau à voir: il s’agissait de démanteler au maximum le droit du travail ukrainien pour que les sous-traitants tchèque, polonais, hongrois de l’économie allemande puissent eux-mêmes sous-traiter en Ukraine. Mais vous remarquerez l’intervention américaine en Ukraine fin 2013, qui revient à casser « l’armée de réserve » du capitalisme allemand.
+ Jose Barroso, président de la Commission européenne, fut l’instrument bien docile de la destruction de l’Ukraine par les USA. De même que Madame von der Leyen est aujourd’hui le meilleur allié des USA pour placer l’UE dans une position radicale en Ukraine, opposée aux intérêts européens. La prise en main du personnel dirigeant européen est l’un des instruments de la géopolitique américaine.
+ Le couronnement de cette politique, c’est la destruction de Nordstream par les Etats-Unis en septembre 2022.
La servilité de Madame von der Leyen à adopter les sanctions contre la Russie a peut-être blessé à mort l’euro
Je me doutais bien en commençant cet article que je serais obligé à un survol, qui sans doute frustrera certains lecteurs. Nous aurons à remettre cette réflexion sur le métier. Cependant, je finirai en insistant sur le tassement de la part de l’euro dans les réserves mondiales.
Il est bien évident que, si l’UE avait eu une politique de sanctions modérées, restant largement symboliques, la monnaie européenne aurait profité du déclin du dollar comme monnaie de réserve, que montrent bien le troisième schéma ci-dessus. Au lieu de cela, la part de l’euro baisse et ce sont d’autres monnaies qui profitent de l’affaiblissement du dollar; à commencer par le yen, le yuan, le rouble et la roupie indienne.
On peut se demander si les sanctions contre la Russie n’ont pas porté un coup mortel à l’euro. Dans ce cas, la Guerre d’Ukraine aurait atteint son but: casser la puissance européenne.
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