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par Edouard Husson

Nous l’avons constaté hier en débattant, Thierry Meyssan et moi, la proposition de Donald Trump d’expulser les Palestiniens de Gaza vers le Sinaï et la Jordanie pour reconstruire le territoire détruit par Tsahal, est pour le moins déconcertante. C’est l’une des forces politiques de Donald Trump: sa capacité à pratiquer la « diagonale du fou », c’est-à-dire, comme le fou sur un échiquier, à progresser (en diagonale) de manière fulgurante, pour procurer un avantage décisif à celui qui manie la pièce. C’est le propre des grands politiques. Je constate que personne ne prête attention à la révolution que le président américain apporte dans la relation entre les Etats-Unis et Israël: il prend acte de l’épuisement, l’échec, même, du sionisme. Jusqu’ici il le faisait savoir par petites touches. A propos de Gaza, il a désigné un véritable éléphant dans la pièce, que personne ne veut voir: Israël est devenu incapable de gérer Gaza, les Etats-Unis devront s’en charger. Essayons d’explorer jusqu’au bout ce que cela signifie: plusieurs éléments semblent indiquer que Donald Trump s’appuie sur une partie du monde juif américain qui cherche un élément d’alternative au sionisme. Les quinze mois de génocide des Palestiniens à Gaza ont montré que le sionisme, comme mouvement historique, était incapable de stabiliser la position des Juifs dans la région. Mais quoi pour le remplacer? Dans cette perspective, le projet de « Côte d’Azur du Levant » est-il un vrai projet immobilier ou bien un prétexte pour rebattre les cartes diplomatiques et stratégiques?

La déclaration de Donald Trump a suscité un rejet international. Et il est bien vrai, comme je l’ai dit hier dans le débat avec Thierry Meyssan que nous avons diffusé sur la chaîne YouTube du Courrier des Stratèges, que la proposition de faire partir les Palestiniens vers l’Egypte et la Jordanie relève du plan de nettoyage ethnique et que le projet de prise en main par les Etats-Unis de la Bande de Gaza ne repose sur aucune base en droit international.
Dans une vidéo qu’il a publiée hier sur sa chaîne You Tube, Youssef Hindi fait une remarque très intéressante: selon lui, trop d’analystes s’arrêtent à ce que dit Donald Trump. Et trop peu prêtent attention à ce qu’il fait réellement. En s’appuyant sur une analyse détaillée du premier mandat de Trump, Hindi souligne en particulier qu’au-delà de ce qu’il appelle des concessions symboliques à Israël (par exemple déplacer l’ambassade américaine à Jérusalem), il a refusé à Benjamin Netanyahou ce qu’il demandait: une guerre avec l’Iran.
Je propose une approche voisine mais un peu différente: dans ce qu’il dit, Donald Trump dit des choses que personne ne remarque.
L’éléphant dans la pièce
A-t-on suffisamment prêté attention à la signification de l’annonce de Trump sur la prise en charge de la Bande de Gaza par les Etats-Unis ? Le président des Etats-Unis explique devant le Premier ministre israélien, qui vient de détruire le bâti de Gaza à 70% que ce sont les Etats-Unis qui vont prendre en main la zone. Si j’étais un Israélien sioniste, j’aurais le sentiment d’être dépossédé. Est-ce que vraiment le sourire de Netanyahou est celui d’un homme qui se sent victorieux? Ou bien s’agit-il d’une pose pour camoufler la défaite et la dépossession?
Regardez l’extrait de vidéo de l’entretien de Trump et Netanyahou avec les journalistes, dans le Bureau Ovale. Si j’en crois Simplicius, nous avons affaire à un Trump soumis à Benjamin Netanyahou et délirant: quand on lui demande si des colons juifs retourneront à Gaza, il répondrait à côté en parlant des Palestiniens qui ne reviendront pas s’installer. Mais regardez bien Netanyahou sur la première vidéo donnée dans son article: Netanyahou n’a pas l’air triomphant mais absent, à côté de la plaque, avec le sourire mécanique d’un politique qui n’a prise sur rien.
Et Simplicius lui-même donne ensuite deux autres vidéos: un extrait où Donald Trump annonce, à partir d’un texte préparé, qu’il lit, ce qui est rare chez lui, que les Etats-Unis prennent en charge la Bande de Gaza. Et l’autre, la réponse à la journaliste, où il décrit une bande de Gaza ouverte à tous « les peuples du monde », y compris des Palestiniens.
Ce qu’il faut arriver à mettre bout à bout, c’est la brutalité toute jacksonienne (je fais allusion à son modèle le président Andrew Jackson, auteur du Indian Removal Act de 1835) consistant à prôner le départ des Palestiniens de Gaza – ce serait un nettoyage ethnique – et la construction d’une zone d’immeubles de luxe, de bureaux et d’incubateurs pour l’élite mondiale. Et, d’autre part, le constat, non moins brutal, que ce territoire ne sera donc pas sous souveraineté israélienne. C’est une dépossession pour Netanyahou et les sionistes révisionnistes ou extrémistes religieux qui constituent son gouvernement.
Trump fait-il émerger un nouveau noyau dirigeant dans le monde juif américain?
Là encore, je m’appuie sur les excellentes observations que contient la vidéo de Youssef Hindi et je discerne une cohérence, me semble-t-il encore inaperçue:
+ Tucker Carlson avait fait voici un an la déclaration suivante:
« Netanyahu is the greatest threat to world peace, and the United States must take away his nuclear weapons, perhaps even by invasion… »
Tucker Carlson on the greatest threat to world peace. pic.twitter.com/8yIei7WQQr
— Global Vissions (@GlobalVissions) February 19, 2024
« Netanyahou est la plus grande menace pour la paix dans le monde, et les États-Unis doivent lui retirer ses armes nucléaires, peut-être même par une invasion… »
C’est le même Tucker Carlson qui, se demandant ce que l’on va trouver dans les archives rendues accessibles sur l’assassinat de Kennedy, donne l’occasion à Jeffrey Morley ancien journaliste au Washington Post, de s’exprime :
“One of the only major policy changes Johnson made after the JFK assassination, was our relationship with the Israeli Nuclear program.”
-Tucker Carlson
pic.twitter.com/IyeiSPyABJ— Uncommon Sense (@Uncommonsince76) January 29, 2025
À la fin de la conversation entre Carlson et Morley, un fait moins connu sur la relation de Kennedy avec le gouvernement israélien a été évoqué.
Morley et Carlson ont parlé de la détermination de Kennedy à procéder à des inspections de la centrale nucléaire israélienne de Dimona et de sa volonté de faire enregistrer le Conseil sioniste américain (plus tard le Comité des affaires publiques américano-israéliennes) comme une entité étrangère.
Morley a souligné qu’il y avait «de profonds conflits entre Israël et la Maison-Blanche de Kennedy».
Israël a bénéficié de la mort de Kennedy
Carlson a également déclaré que «l’un des seuls changements majeurs de politique» que Lyndon Johnson, le successeur de Kennedy, a apporté après la mort de Kennedy a été de lever toutes les inspections de l’usine de Dimona. Johnson n’a pas non plus cherché à faire enregistrer le Conseil sioniste américain comme entité étrangère, a-t-il ajouté, insinuant qu’Israël avait bénéficié de la mort de Kennedy.Morley a conclu ses remarques en prédisant que Trump rencontrera probablement une «très forte opposition» de la part de son «appareil de sécurité nationale» en raison de l’influence des «intérêts israéliens» dans ces services.
Nul ne sait jusqu’où ira la déclassification des archives Kennedy; mais le fait que l’on évoque le conflit entre John Kennedy et le gouvernement israélien au début des années 1960, à propos de la volonté (réalisée après la mort de Kennedy) israélienne d’acquérir l’arme atomique, fait partie de la déstabilisation du sionisme en ce début de second mandat. Surtout au moment où Trump exclut, devant Netanyahou, un bombardement préventif d’installations nucléaires civiles iraniennes sous prétextes que Téhéran ne serait pas loin d’avoir la bombe.
Tucker Carlson, c’est le journaliste pro-Trump qui réaffirme – contre tout ce qui est dit sur la puissance du lobby israélien aux Etats-Unis (depuis l’étude de John Mearsheimer) – la primauté des intérêts américains sur les intérêts israéliens.
Mais rappelons-nous que Donald Trump avait mis en ligne sur son compte Truth Social une déclaration d’un des grands universitaires juifs américains, Jeffrey Sachs, qui dénonçait Netanyahou comme celui qui avait entraîné les Etats-Unis dans les guerres du Proche-Orient pendant la période néo-conservatrice, qui va de Bush Jr à Biden.
So here we have Donald Trump posting a video on his own platform « Truth Social » where Jeffrey Sachs explains how Benjamin Netanyahu is THE driving force behind the wars in Iraq and Syria.
Now why would he do that?
pic.twitter.com/jsz5wgtY3P— Richard (@ricwe123) January 8, 2025
Faisons un simple constat: Trump laisse Carlson parler librement, alors que l’on connaît son influence sur le parti républicain. Il répercute la vidéo d’un Juif démocrate, auparavant passionné d’écologie mais qui s’est lancé dans une attaque en règle, depuis deux ans, des deux guerres de Joe Biden: celle en Ukraine et celle à Gaza.
D’autre part, on se rappelle que son gendre Jared Kushner, cheville ouvrière des accords d’Abraham, avait parlé plusieurs mois avant l’élection, de la mise en valeur immobilière de Gaza après la fin de la guerre.
Waterfront property in Gaza could be “very valuable” and that Israel should move Palestinians out of Gaza to enable an attack on Rafah, says Jared Kushner, a former adviser to Donald Trump pic.twitter.com/LJfKV4tKLx
— Al Jazeera English (@AJEnglish) March 20, 2024
Et l’on se rappelle que Steve Witkoff, l’envoyé spécial de Trump est un Juif new-yorkais, ayant fait fortune dans le secteur immobilier. C’est lui qui a obligé Netanyahou à accepter le cessez-le-feu.
Un objet diplomatique non identifié
Tout se passe comme si Donald Trump avait inventé, à partir de l’univers qui lui est familier, un objet diplomatique non identifié. Reprenons le nom que lui donne Trump: « La Côte d’Azur Levantine ». Si ce projet était mis en oeuvre, il reposerait sur un nettoyage ethnique et il représenterait à la fois une violation des droits inaliénables des Palestiniens et la mise en place d’un mandat américain néo-colonial au Proche-Orient. Ce serait enfin la manifestation d’un conflit d’intérêt géant: des grands noms de l’immobilier new-yorkais et leurs réseaux mettant la main sur un immense domaine à valoriser.
Cependant, si l’on pense, comme c’est mon cas, que le projet proposé est irréalisable vu le refus des Palestiniens mais aussi de presque tous les Etats du monde, on doit s’interroger sur sa fonction. Il est peu probable que Donald Trump se soit attendu à des applaudissements. Tout se passe donc comme s’il faisait avancer un projet inclassifiable dont la première fonction est d’occuper le vide laissé par l’échec politique du sionisme.
Je répète ce que je disais hier à Thierry Meyssan: nous devons nous opposer de toutes nos forces à ce projet. Pour autant, tous ceux qui; depuis quinze mois, ont, comme moi, appelé à la constitution d’une coalition internationale pour mettre fin au génocide de Gaza, doivent bien constater que si l’on excepte l’Iran, le Liban du Hezbollah, le Yemen d’Ansarallah et l’Irak des milices chiites, et, enfin, l’Afrique du Sud, aucun Etat ne s’est mobilisé activement pour mettre fin au génocide. beaucoup de bonnes paroles, pas d’intervention résolue de la communauté internationale. C’est Donald Trump qui a imposé un cessez-le-feu et fait apparaître la défaite israélienne sur le terrain.
Et c’est encore Donald Trump qui, avec un horrible projet, déstabilise un peu plus Netanyahou. Cet objet diplomatique non identifié est-il appelé à céder la place à une nouvelle extension des accords d’Abraham ? Je me suis toujours méfié des accords d’Abraham, qui faisaient comme si la question d’un Etat palestinien était « caduque ». Mais constatons que le Hamas a sans doute obtenu, du fait de la guerre qu’il vient de mener contre Israël pendant quinze mois, de participer à la prochaine négociation sur le Proche-Orient.
On notera pour finir que, non seulement, les Etats-Unis veulent maîtriser eux-mêmes l’avenir de Gaza, par la bouche de Trump mais ils semblent vouloir laisser faire la Turquie en Syrie – ce qui est contraire aux intérêts du projet de « Grand Israël » porté par Netanyahou et son gouvernement.
Alors assistons-nous à la fin du sionisme, remplacé, aux Etats-Unis, par une alliance nouvelle entre le nationalisme américain version Trump et une partie du monde juif américain, dont Steve Witkoff et Jeffrey Sachs, au-delà de leurs différences, seraient représentatifs par un constat partagé de l’échec des néo-conservateurs et du danger qu’il y aurait, pour les Juifs israéliens à rester dans l’impasse où les a enfermés Netanyahou?
Evidemment, ce qui est à venir est largement une terra incognita. Mais, encore une fois, constatons l’inaction de la communauté internationale pour arrêter le génocide pendant quinze mois et la capacité d’un président qui se définit comme « jacksonien » à imposer un cessez-le-feu et acter l’échec du sionisme révisionniste de Netanyahou.
L’enfer du génocide des Palestiniens de Gaza a été pavé des bonnes intentions répétées de la communauté internationale. La fin des guerres israélo-palestiniennes sortira-t-elle des « mauvaises intentions » du Président Trump.
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