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Allemagne, faits historiques, forteresse d’Osowiec, Gazoduc de Sudja, Russie, stratégie militaire
Par Sylvain Ferreira
Alors que l’exploit des forces russes infiltrées via un gazoduc sur les arrières de l’armée ukrainienne à Soudja continue de stupéfier les analystes militaires, certains considèrent que cet exploit s’inscrit déjà dans une tradition qui prend racine dans un épisode peu connu de la Grande Guerre sur le front russe.

Une forteresse au cœur de la tourmente
Depuis septembre 1914, la forteresse d’Osowiec, surnommée le « Verdun de l’Est », tient tête aux assauts allemands. Située dans une région marécageuse difficile d’accès, elle est un verrou stratégique sur le front oriental. Ses murs de briques et de béton, ses casemates renforcées et ses défenseurs russes résistent à des mois de bombardements allemands. Sous les ordres du général Nikolaï Brjozovski, les soldats du tsar bloquent les ambitions de Hindenburg, qui rêve de percer les lignes russes pour s’enfoncer plus profondément en territoire russe[1]. A l’été 1915, la guerre change de visage. Les Allemands, frustrés par la résistance d’Osowiec, décident de recourir à une arme nouvelle sur ce front : les gaz. Après les horreurs d’Ypres en avril, où le chlore avait semé la panique dans les rangs des troupes françaises et britanniques, ils perfectionnent leur arsenal avec un mélange de chlore et de brome, plus lourd, plus insidieux. Le chlore ronge les poumons, transformant l’humidité en acide chlorhydrique tandis que le brome étouffe davantage. Le 6 août, à 4 heures du matin, les Allemands déploient des gaz toxiques contre la forteresse. Le vent, soufflant à 3-4 mètres par seconde, porte le nuage toxique vers les lignes russes en quelques minutes.
Le souffle de la mort
Le tableau est glaçant. Une brume verdâtre s’élève et glisse lentement vers la forteresse. Les soldats russes, équipés de masques Zg-12 ou de simples chiffons humides, n’ont presque aucun moyen de se protéger[2]. La forteresse, conçue pour résister aux tirs d’artillerie, est vulnérable à cette attaque silencieuse. Les baraquements en bois laissent filtrer le poison mortel tandis que les abris se transforment en pièges en raison de la rémanence des gaz. En quelques instants, les hommes s’effondrent, suffoquent, leurs yeux brûlent, leurs poumons se déchirent. Sur les trois compagnies du 226e régiment d’infanterie Zemliansky, environ 800 hommes, presque tous périssent ou sont mis hors de combat. Seuls une centaine, regroupés autour du lieutenant Vladimir Kotlinsky, 27 ans, survivent, mais ils sont dans un état critique. Le visage enveloppé de bandages improvisés, certains urinent sur des chiffons pour neutraliser le gaz – une technique désespérée, mais néanmoins efficace pour survivre. Les Allemands qui observent ce carnage depuis leurs lignes, pensent la victoire acquise. Leurs officiers ordonnent l’assaut final. Environ 7 000 hommes, soutenus par des mitrailleuses, s’élancent alors pour prendre la forteresse, convaincus que la garnison est anéantie. Osowiec, pensent-ils, leur appartient[3].
L’assaut des spectres
C’est alors que l’histoire bascule dans l’inimaginable. Alors que les Allemands s’avancent dans le no man’s land, certains sont à peine à 200 m des murs de la forteresse, des silhouettes émergent du brouillard toxique. Ce sont les Russes, uniformes déchirés, le visage maculé de sang et de mucus. Chaque pas est un supplice, mais ils avancent. Armés de leurs fusils, baïonnettes au canon, ils « chargent » en hurlant malgré la douleur, leurs voix rauques résonnent comme un défi à la mort elle-même. À leur tête, Kotlinsky titube mais tient bon. Intoxiqué, il trouve la force d’entraîner ses hommes dans cette contre-attaque insensée qui dégénère en corps-à-corps. Ces « morts-vivants » qui surgissent du néant sèment la terreur. La panique gagne les rangs ennemis. Certains fuient, trébuchant dans les barbelés, d’autres sont fauchés par les tirs sporadiques des Russes. Bientôt, les renforts des 8e et 14e compagnies, moins touchées par le gaz, se joignent au combat, achevant de repousser l’assaut allemand. Kotlinsky s’effondre peu après, terrassé par ses blessures, mais son sacrifice a sauvé la forteresse d’Osowiec[4]. Au cours de l’attaque les Allemands ont perdu entre 200 et 500 hommes selon les sources. Malheureusement, cette victoire, aussi héroïque soit-elle, ne change pas le destin de la forteresse. Deux semaines plus tard, le 22 août, les Russes, sous pression, après la chute de Kovno et Novogeorgievsk, abandonnent Osowiec et opèrent un repli stratégique. Les Allemands pénètrent enfin dans une place vide, ses canons détruits, ses murs silencieux. Pourtant, le 6 août reste dans les mémoires comme un acte de résistance d’une bravoure insoupçonnable.
Un écho à travers les âges
L’« attaque des hommes morts » n’est pas qu’un fait d’armes. Elle incarne à la fois la barbarie des armes chimiques, dont l’usage sera officiellement condamné en 1925, mais aussi le courage des combattants capables, dans des circonstances inimaginables, de résister au-delà de leurs limites physiques. Aujourd’hui, sur le site d’Osowiec (désormais en Pologne), un modeste mémorial rend hommage au 226e régiment, tandis que la culture populaire s’empare de l’histoire. Le groupe de heavy metal suédois Sabaton chante The Attack of the Dead Men en 2019, le russe Aria lui dédie Атака Мертвецов en 2014, et des jeux vidéo comme World of Tanks revisitent l’épisode en réalisant un court-métrage[5]. A la lumière de cette page de bravoure, on comprend qu’en Russie l’attaque réalisée via gazoduc sur Soudja soit déjà comparée dans certains médias avec cette « attaque des hommes morts ».
[1] https://cherkasgu.press/images/books/pdf/ataka-mertvetsov-osovets-1915-g-mif-ili-realnost.pdf
[2] Ibid
[3] Buttar, Prit, Germany Ascendant: The Eastern Front 1915, 2017, Oxford, Osprey Publishing, p. 318.
[4] http://elib.shpl.ru/ru/nodes/14107-svechnikov-m-s-oborona-kreposti-osovets-vo-vremya-vtoroy-6-1-2-mesyachnoy-osady-ee-pg-1917
[5] https://www.youtube.com/watch?v=LNqeZVUkEKA&pp=ygUIIzcxOTE1MjQ%3D
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