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À l’heure où les tensions diplomatiques entre la France et l’Algérie sont vives, où la question coloniale est instrumentalisée des deux côtés de la Méditerranée, toute tentative de regard lucide sur cette période devient suspecte d’antipatriotisme.
Jean-Maxence Granier
Il aura suffi d’une phrase, d’une comparaison historique, dans le cadre d’un échange sur notre relation houleuse avec l’Algérie d’aujourd’hui, pour qu’un journaliste chevronné se retrouve poussé à une forme d’exil médiatique. Jean-Michel Aphatie, figure familière des matinales de RTL, a osé rappeler une vérité dérangeante : « Chaque année, en France, on commémore ce qui s’est passé à Oradour-sur-Glane, c’est-à-dire le massacre de tout un village. Mais on en a fait des centaines, nous, en Algérie. Est-ce qu’on en a conscience ? » Cette audace lui a coûté sa place. Derrière cette polémique se cache un malaise profond, celui d’une nation incapable d’affronter les zones d’ombre de son histoire coloniale.
L’antonomase clouée au pilori
La rhétorique n’est pas qu’affaire de style, elle structure notre pensée. Quand Jean-Michel Aphatie parle des centaines d’Oradour commis en Algérie, il utilise une figure de style précise : l’antonomase. Le nom propre « Oradour » devient un nom commun, une catégorie générique désignant le concept de massacre de civils par des troupes (usage de l’article et du pluriel). Ce n’est pas une assimilation de la France au nazisme, mais une utilisation d’un référent mémoriel puissant pour éclairer ce qui demeure encore dans l’angle mort de notre conscience nationale. Le rapprochement avec les épisodes les plus sombres de la conquête de l’Algérie se justifie pour un crime de guerre qui fut jugé comme tel, et de son horreur suprême, l’usage du feu, mais aussi par le fait qu’Oradour est devenu à juste titre un lieu de la mémoire française, tandis que les enfumades algériennes, si on en croit les studios de radio d’aujourd’hui, ont bel et bien sombré dans l’oubli. Pierre Fontanier, théoricien des figures du discours, définit l’antonomase comme une « synecdoque d’individu » qui permet de désigner un phénomène par un cas exemplaire1. Le massacre d’Oradour est devenu, dans notre mémoire collective, l’archétype du crime de guerre contre des civils. Employer cet archétype pour évoquer d’autres massacres ne revient pas à le banaliser, mais, au contraire, à restituer la gravité de ces massacres dans notre conscience nationale.
Pourtant, le piège se referme immédiatement. Sur le plateau, ce sont ses interlocuteurs, journalistes et invités, qui introduisent la comparaison avec les nazis, répondant à l’antonomase par l’amplification : « On s’est comportés comme des nazis ? », lui demande-t-on. « Les nazis se sont comportés comme nous », répond Jean-Michel Aphatie, renversant justement la perspective temporelle – les exactions françaises en Algérie ayant précédé celles des nazis. Et il est vrai que certains historiens s’accordent à dire que les conquêtes coloniales du xixe siècle préparent les violences de la Grande Guerre et les prétentions impériales et génocidaires de la Seconde Guerre mondiale. Les médias de la « bollosphère » et au-delà s’enflamment alors, l’accusant de comparer la France au Troisième Reich – alors que son propos portait de manière précise sur des exactions militaires analogues à l’encontre de populations civiles – et, ce faisant, de toucher au roman national dans ce qu’il a de plus sacré. Même si cette mémoire est elle-même plus complexe qu’il n’y paraît, puisque les soldats de la division Waffen SS Das Reich étaient des « malgré-nous », donc des Français pour certains d’entre eux, et que le crime commis à Oradour n’est pas à rattacher à la solution finale mise en œuvre par les nazis, ce qui n’ôte évidemment rien à sa barbarie.
Une mémoire à géométrie variable
L’affaire révèle donc une troublante hiérarchie mémorielle. D’un côté, Oradour-sur-Glane est sanctuarisé, à juste titre, comme symbole de la barbarie nazie. De l’autre, les massacres perpétrés par l’armée française en Algérie – les enfumades des grottes du Dahra en 1845, les milliers de morts à Laghouat en 1852 et, plus tard, les massacres de Sétif, Guelma et Kherrata en 1945 – demeurent des faits historiques abstraits, sans charge émotionnelle collective.
Cette asymétrie mémorielle trahit une forme d’inconséquence morale. Comme si les vies algériennes brûlées dans les grottes du Dahra valaient moins que celles des habitants d’Oradour. Comme si la condamnation morale des crimes dépendait de l’identité de leurs auteurs plutôt que de la souffrance des victimes. La mise à pied d’Aphatie, même minimaliste, entérine cette hiérarchie obscène : il est devenu interdit de suggérer une équivalence entre ces tragédies, comme si reconnaître la barbarie de certains actes coloniaux français revenait à insulter la nation entière.
L’historien Benjamin Stora le souligne avec justesse : « La brutalité de la conquête coloniale française demeure une réalité longtemps passée sous silence2. » Et c’est précisément ce silence qu’Aphatie a eu l’audace de rompre sur une antenne grand-public, provoquant un séisme médiatique révélateur de notre incapacité collective à regarder notre passé colonial en face. La phobie de la repentance se transforme en une forme de déni offusqué, qui poussera le journaliste au verbe haut d’abord au coin et puis dehors.
La réaction disproportionnée à son intervention, jusqu’à l’Arcom qui s’en saisit, témoigne d’un phénomène inquiétant : la sanction de la vérité historique lorsqu’elle heurte notre roman national. Car enfin, qu’a dit Jean-Michel Aphatie qui ne soit pas documenté par des décennies de travaux historiques sérieux ? Les massacres de populations civiles pendant la conquête de l’Algérie sont des faits avérés, reconnus par les historiens et le président Emmanuel Macron a même qualifié la colonisation française de l’Algérie de crime contre l’humanité en 2017.
Ce n’est pas l’exactitude factuelle qui est sanctionnée ici, mais la transgression d’un tabou mémoriel. L’affaire illustre ce paradoxe français : une société qui se veut championne de la liberté d’expression mais qui, sur certains pans de son histoire, préfère l’amnésie au débat. La direction de RTL a cédé face à la pression d’une campagne médiatique orchestrée, préférant sanctionner celui qui disait vrai plutôt que de défendre l’intégrité du débat public. Cette capitulation est d’autant plus troublante que la même station n’a pas hésité, par le passé, à héberger des chroniqueurs aux propos autrement plus contestables et parfois même condamnés pour racisme, thuriféraires d’un récit édifiant et donc sélectif, digne d’un Bainville.
La difficulté française à affronter son passé colonial tient aussi à son invisibilité dans notre imaginaire collectif. Comme le note Benjamin Stora, contrairement aux États-Unis qui ont mis en scène la conquête de l’Ouest dans d’innombrables westerns, « la France n’a jamais porté à l’écran la conquête sanglante de l’Algérie et ses massacres3 ». Cette absence iconographique a contribué à un effacement mémoriel qui rend chaque résurgence de ce passé particulièrement douloureuse, en particulier quand surgit, convoquée pour cela au détour d’une conversation radiophonique, l’image – bien vive, elle – d’Oradour.
L’affaire Aphatie s’inscrit dans un contexte plus large de crispation identitaire. À l’heure où les tensions diplomatiques entre la France et l’Algérie sont vives, où la question coloniale est instrumentalisée des deux côtés de la Méditerranée, toute tentative de regard lucide sur cette période devient suspecte d’antipatriotisme. La réaction violente à son encontre révèle cette peur : celle de voir vaciller un récit national fondé sur l’idée d’une « mission civilisatrice » qui aurait justifié les pires exactions, pointant cette prétention à l’universel qui fait la grandeur de la France mais qui tourne à la raison du plus fort. Ce qui ne justifie en rien les dérives actuelles d’un régime ou le fait de réinventer la lettre de cachet pour un écrivain binational.
Le courage de la vérité
En quittant RTL plutôt que d’accepter une « punition » qu’il juge illégitime, le journaliste pyrénéen illustre la vertu ancienne louée naguère par Foucault : la parrhèsia, le courage de la vérité. Cette intransigeance rappelle la mission fondamentale du quatrième pouvoir : dire le vrai, même et surtout quand il dérange. La comparaison historique de Jean-Michel Aphatie visait à éclairer notre présent par notre passé, à questionner les silences et les oublis de notre mémoire collective. Elle invitait à une égale considération pour toutes les victimes de la violence guerrière, indépendamment de leur nationalité ou de l’époque à laquelle elles ont souffert.
Sa mise à l’écart révèle un mal français profond : une incapacité à affronter sereinement les pages sombres de notre histoire, comme si la grandeur nationale ne pouvait s’accommoder d’une reconnaissance pleine et entière de ses errements passés. L’affaire Aphatie n’est finalement pas tant le procès d’un journaliste que celui d’une société qui peine encore à métaboliser son passé colonial. Elle nous rappelle qu’en matière de mémoire collective, la France pratique encore trop souvent une forme d’éclectisme moral : commémorant avec ferveur certaines tragédies dont elle fut la victime tout en en reléguant d’autres, où elle fut le bourreau, aux oubliettes de l’histoire. Jean-Michel Aphatie, en confrontant la France à ce miroir déformant, n’a pas insulté la nation – il lui a offert une occasion de grandir. Occasion manquée, hélas, par ceux qui préfèrent censurer le messager plutôt que d’entendre son message.
- 1. Pierre Fontanier, Les Figures du discours [1830], préface de Gérard Genette, Paris, Flammarion, coll. « Champs classiques », 2009.
- 2. Benjamin Stora, cité dans Léa Masseguin, « Colonisation de l’Algérie : Jean-Michel Aphatie a levé le voile sur une vérité historique méconnue du grand public », Libération, 10 mars 2025.
- 3. Ibid. Mais voir Mathieu Belezi, Attaquer la terre et le soleil, Paris, Le Tripode, 2022.
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