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Un analyste jordanien, de retour d’une visite en Syrie, décrit un pays dominé par un dogme salafiste-djihadiste strict.

par Katrina Sammour

Jolani lors de la conférence sur la victoire de la révolution syrienne, le 29 janvier 2025. Photo Ministère syrien de l’information. Licence CC By 3.0.

En Syrie, le récit officiel parle d’une transition vers la stabilité, mais les faits sur le terrain parlent de répression et de tensions ethniques et religieuses. Dans ce contexte, la figure d’al-Jolani, le nouvel homme fort du pays, apparaît emblématique. Ancien soldat de l’État islamique, il est devenu le chef d’un gouvernement post-Assad, tentant de se présenter comme le promoteur d’un nouvel ordre modéré. En réalité, son pouvoir repose sur une base salafiste-djihadiste qui exclut les non-sunnites et réprime brutalement la dissidence. Début mars, les tensions confessionnelles ont explosé sur la côte, avec des massacres et des persécutions systématiques où les sunnites sont devenus des bourreaux et les alaouites des victimes. Malgré les condamnations internationales, le gouvernement al-Jolani ne montre guère de volonté de changer de cap, révélant une approche de plus en plus radicale.

Ahmad Al Sharaa, également connu sous le nom d’Abu Muhammad Al Jolani, a endossé de multiples identités au cours des 15 années de conflit en Syrie. De ses débuts en tant que simple soldat de l’État islamique (EI) à son rôle actuel de président d’un gouvernement post-Assad, Al Jolani a toujours recherché, par-dessus tout, le pouvoir et la légitimité. En s’appuyant sur la réputation de groupes, d’idéologues et de mentors qui lui ont donné de la crédibilité, il est parvenu à grimper dans la hiérarchie du paysage des groupes armés syriens.

Au fil du temps, al Jolani a perfectionné un schéma qu’il a souvent répété : 1) s’aligner sur ceux qui lui offraient de la crédibilité, 2) former des alliances pour obtenir des gains tactiques, puis 3) se repositionner lorsque les partenariats devenaient un handicap.
Cependant, l’approche stratégique du pouvoir qui lui a permis d’émerger dans la zone de guerre syrienne pourrait aujourd’hui représenter une plus grande menace pour sa présidence et, plus encore, pour les minorités syriennes. Le régime d’Assad étant tombé et al Jolani étant à la tête d’un État syrien doté d’une force de sécurité salafiste-djihadiste, le pays s’enfonce dans un nouveau cycle de violence.

Cette fois, les rôles sont inversés : les musulmans sunnites sont les coupables et les minorités syriennes, en particulier les Alaouites, sont les victimes. Bien que les déclarations publiques d’al Joulani mettent l’accent sur la réconciliation, la réalité sur le terrain révèle une interprétation militante stricte de l’islam sunnite ( ). Comprendre le cheminement d’al Jolani vers le pouvoir permet de comprendre l’identité salafiste-djihadiste qui le soutient.

Du simple soldat à l’émir

Lorsque la révolution syrienne s’est transformée en guerre civile sectaire, les groupes armés ont proliféré. L’État islamique en Irak (ISI) a vu une opportunité dans le chaos syrien et a envoyé Abu Muhammad al Jolani pour ouvrir un front syrien, créant un groupe syrien de l’ISI sous le nom de Front al Nusra. Le groupe irakien lui a fourni des combattants, des armes et des fonds limités. Mais dès le début de sa mission en Syrie, al Jolani était déterminé à tracer sa propre voie.

Au lieu de rendre compte à ses commandants de l’ISI et d’imposer une doctrine salafiste stricte à ses soldats, il a formé des alliances stratégiques avec des groupes que l’ISI considérait comme des infidèles. Cette indépendance, considérée par le chef de l’ISI, Al Baghdadi, comme une rébellion, a incité l’ISI à dissoudre le groupe syrien, le Front Al Nusra, et à annoncer sa fusion avec l’ISI. Al Jolani s’y est opposé et a fini par quitter le groupe d’Al Baghdadi, prêtant allégeance à Al-Qaïda.

Carte des dernières étapes de la guerre en Syrie, juste avant la victoire d’al Jolani. Carte par Rr016. Licence CC By 4.0.

Au fur et à mesure que le Front al Nusra progressait en Syrie, al Jolani s’est rendu compte que la marque Al-Qaïda devenait un handicap. Il essayait de mettre en place une structure de gouvernance à Idlib qui avait besoin de l’aide internationale pour survivre. Or, l’aide internationale ne s’accompagne que de reconnaissance et de légitimité. La rupture de l’alliance avec Al-Qaïda était le moyen de les obtenir. Après avoir rompu avec Al-Qaïda, Al-Jolani s’est tourné vers les djihadistes locaux, formant des alliances avec Ahrar al-Sham, un groupe armé influent. Leur stratégie mettait l’accent sur la gouvernance plutôt que sur la conquête, mêlant idéologie et politique pragmatique. Ce partenariat a permis à al Jolani de conserver sa crédibilité auprès des extrémistes tout en élargissant son audience en dehors des cercles djihadistes. Mais même après avoir réussi à unir les factions et à gouverner à Idlib, al Jolani est resté un leader sans doctrine propre. Toujours en prêt, jamais défini. Il utilisait des arguments différents selon le public auquel il s’adressait.

Après l’effondrement soudain du régime Assad, al Jolani a été confronté à un nouveau défi. Propulsé à la tête de la nation, il a dû faire face à une véritable gouvernance de plusieurs groupes. Ayant bâti son autorité sur l’idée d’un conflit prolongé avec Assad et les forces iraniennes, créant ainsi une « entité révolutionnaire sunnite », il a été confronté à la tâche monumentale de s’adresser à trois composantes principales : les acteurs internationaux désireux de stabilité, les Syriens ordinaires de diverses origines religieuses et le noyau salafiste-djihadiste qui constitue sa base militaire.

Dès le début de son gouvernement, al Jolani s’est présenté comme un dirigeant modéré pour tous les Syriens. Ses déclarations publiques comprenaient des mots à la mode tels que « inclusivité » et « protection des minorités », dans le but d’obtenir une reconnaissance diplomatique et la levée des sanctions. Cependant, bien qu’al Jolani puisse apparaître comme un dirigeant progressiste, sa force dépend de sa garde, qui adhère à une doctrine salafiste-djihadiste stricte.

Cette tension est sous-tendue par la dépendance historique d’al Jolani à l’égard de personnalités religieuses extérieures pour gagner en légitimité. La plupart de ces théologiens ont toujours prêché que les groupes non sunnites devaient être exclus d’institutions telles que l’armée. Leur position s’aligne sur une lecture stricte de la doctrine salafiste-djihadiste qui sanctifie le djihad contre les apostats présumés. En conséquence, la politique officielle du nouveau gouvernement a reflété ces normes strictes : les groupes minoritaires ont été systématiquement marginalisés ou écartés des emplois du secteur public, tandis que tout signe de mécontentement local parmi les non-sunnis a été interprété comme une menace existentielle nécessitant de sévères représailles.

Tensions sectaires sur la côte

Lorsque les Hts sont arrivés au pouvoir, leur première priorité a été de procéder à un nettoyage total de toutes les institutions de l’État. Lors de mon dernier voyage en Syrie, j’ai interrogé plusieurs alaouites renvoyés de diverses institutions publiques. Ils m’ont tous dit que le message était clair : leur présence n’est pas la bienvenue à tous les niveaux du gouvernement. Alors que le Hts a purgé les institutions publiques de Damas des alaouites, la violence contre les minorités a augmenté de façon spectaculaire dans d’autres régions de la Syrie, de Hama à Homs, où les meurtres violents et les enlèvements sont devenus la nouvelle norme.

Au cours de la première semaine de mars de cette année, des violences ont éclaté dans la ville de Jebla, connue pour sa majorité alaouite, lorsqu’une embuscade tendue par les anciennes forces de Bachar el-Assad a tué dix membres du personnel de sécurité du HTS. Les nouveaux responsables du gouvernement ont utilisé cet incident pour justifier une répression disproportionnée. Les mosquées de Homs, d’Idlib et d’Alep ont appelé à la « mobilisation nationale », déclenchant des vagues d’hommes lourdement armés qui se sont dirigés vers la région côtière de la Syrie. Il en est résulté une campagne brutale contre les Alaouites. Des sources syriennes indépendantes estiment à plus de 700 le nombre de victimes civiles, principalement des alaouites, ainsi que quelques chrétiens, en quelques jours seulement.

Des vidéos diffusées sur Telegram montrent des combattants armés, dont certains portent des uniformes et des insignes des Hts et d’autres sont affiliés à des groupes islamistes non identifiés, s’en prendre à des quartiers alaouites et chrétiens. Le nouveau gouvernement syrien n’est pas intervenu rapidement pour lutter contre les violences. Il s’est abstenu de condamner ou de donner des directives claires pour contrôler le chaos. Au lieu de cela, il a prononcé un discours imputant les violences aux « loyalistes pro-Assad » et a annoncé l’ouverture d’une enquête. Cependant, selon des témoins locaux, des hommes soutenus par le gouvernement ont enlevé les corps et certains témoins ont été intimidés pour qu’ils changent leur version des faits. Cela soulève des doutes quant à la volonté du nouveau gouvernement de mener une enquête indépendante.

Les alaouites ont subi la majeure partie des violences dirigées contre les minorités, mais ils n’ont pas été le seul groupe visé. Un modèle comportemental d’intimidation s’est répandu dans tout le pays, basé sur des agressions, des vols, la confiscation forcée de voitures et d’objets de valeur. Cela renforce l’impression que l’attitude du nouveau gouvernement reste une attitude de méfiance et d’agression à l’égard de toutes les communautés non sunnites.

Le président syrien al Jolani rencontre la commissaire européenne chargée de la préparation, de la gestion des crises et de l’égalité, Hadja Lahbib, le 17 janvier 2024. Photo par EC-Audiovisual Service. Licence CC By 4.0.

L’identité salafiste-djihadiste au centre du débat

L’idéologie qui a porté al Jolani au pouvoir est le moteur de la violence contre les Alaouites. Pendant des années, le gouvernement d’Idlib dirigé par al Jolani a construit sa légitimité sur des principes salafistes-djihadistes militants. Ces principes n’incluent pas des concepts tels que la « démocratie » ou les « élections libres ». Cependant, al Jolani aurait « demandé » à des érudits islamiques de publier un édit autorisant les élections pour les postes de direction, mais refusant explicitement tout droit de légiférer en dehors de la loi islamique. Un artifice rhétorique commode qui permettrait au nouveau gouvernement d’adopter le langage de la démocratie sans ouvrir la porte à un véritable pluralisme…

En d’autres termes, un stratagème a été trouvé entre le noyau islamiste et les donateurs mondiaux. Entre-temps, des « missionnaires » salafistes ont été envoyés dans des communautés non sunnites et même soufies, soi-disant pour apporter une aide, mais en réalité pour diffuser une vision homogène de l’islam sunnite – une vision qui considère le pluralisme religieux comme une menace à gérer ou, le cas échéant, à supprimer par la violence.

Cet équilibre entre la promesse d’inclusion et la réalité brutale de la violence sectaire est exactement la ligne que le nouvel homme fort de la Syrie ne peut pas poursuivre indéfiniment. En l’absence d’une idéologie cohérente qui associe la construction de l’État à un cadre théologique, al Jolani est lié par les exigences des citoyens ordinaires et des religieux militants qui considèrent les groupes minoritaires comme de justes cibles d’agression. Les événements sur la côte syrienne l’ont prouvé : la stricte identité salafiste-djihadiste du nouveau régime, véhiculée par les combattants, a conduit à la persécution de la communauté alaouite sous le prétexte d’éliminer les « restes » du régime Assad.

La tentative d’al Jolani de se repositionner en tant que leader démocratique s’est heurtée à la réalité djihadiste de sa base de pouvoir. Cependant, il n’a jamais établi une doctrine ou une vision suffisamment solide pour unir et motiver ses combattants. Au contraire, dès qu’ils ont vu une occasion de se venger de leurs anciens ennemis, ils l’ont saisie.

Après les massacres sur la côte, les condamnations des groupes internationaux ont été immédiates, mais le nouveau gouvernement ne montre toujours pas de volonté de changer de cap. Pour l’instant, al Jolani s’appuie sur la ferveur militante qui a soutenu son autorité depuis les premiers jours du soulèvement. Reste à savoir si les puissances extérieures, les opposants internes et la population traumatisée permettront à ce projet salafiste-djihadiste de ne pas être remis en cause.

La tragédie qui se déroule dans les régions côtières de la Syrie souligne le danger qu’il y a à confier le pouvoir de l’État à un mouvement animé par un dogme salafiste-djihadiste strict. L’ascension d’al Jolani a été rendue possible en s’accrochant à plusieurs reprises à des organisations et à des idéologues plus établis – d’abord l’EI, puis al-Qaïda et plus tard des factions islamistes locales telles qu’Ahrar al-Sham. Dans chaque cas, il s’est adapté pour asseoir son influence, mais n’a jamais cultivé une idéologie suffisamment souple pour embrasser la diversité religieuse, ethnique et politique du pays.

Les massacres de civils alaouites, ainsi que les purges silencieuses des institutions publiques à l’encontre des non-Sunnites, marquent une nouvelle phase d’effusion de sang. Malgré les promesses de reconstruction et d’unité, les actions du gouvernement d’al Jolani révèlent un engagement inébranlable en faveur de l’exclusivisme salafiste-djihadiste. Les communautés non sunnites, déjà éprouvées par 15 années de guerre, sont désormais dans la ligne de mire d’un régime qui les considère comme des obstacles plutôt que comme des partenaires dans la reconstruction de la nation.

Al Jolani peut tenter d’adoucir son image par des conférences de presse et des ouvertures diplomatiques, mais le fondement de son pouvoir est entre les mains de militants qui considèrent les principes salafistes-djihadistes comme immuables. Sans ennemi extérieur unificateur pour soutenir une large coalition, l’idéologie étroite du nouveau gouvernement s’est retournée contre les minorités syriennes. Le rêve initial de libération d’Assad se transforme en une réalité de brutalité sectaire.

Katrina Sammour : Analyste politique et de sécurité jordanienne, elle a une mère russe et un mari américain. Elle étudie l’extrémisme islamiste, la politique russe au Moyen-Orient et les guerres de l’information. Elle a écrit pour le Washington Post, Century International et Westpoint Sentinel. Aujourd’hui, il publie des analyses pour l’Emirates Policy Center et rédige Full Spectrum Jordan, une lettre d’information qui explore la politique régionale sans filtre.

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