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par Guy Mettan
Incapable de forger un consensus, la Suisse a dû abandonner l’organisation du sommet humanitaire sur la Palestine. Quand se rendra-t-elle compte que ce n’est pas en sautant comme un cabri en criant «Multilatéralisme! Multilatéralisme!» et en sortant de sa poche quelques millions pour sauver des ONG imprudentes qu’on va sauver la Genève internationale et la place de médiation suisse?
L’effervescence créée en Europe par le démantèlement de l’USAID, la soudaine reprise du dialogue russo-américain et les propos du vice-président JD Vance à la Conférence sur la sécurité de Munich n’est que le symptôme de maux plus profonds et d’une évolution du système international que personne ne veut voir chez nous. Tant que nous n’accepterons pas de regarder les choses en face et de corriger nos erreurs, toutes les rustines que nous pouvons coller pour tenter de réparer un système vermoulu à la base ne serviront à rien.
Comme au Mikado, Berne cille mais ne bouge pas. MmeKeller Sutter a fait mine d’apprécier le discours de JD Vance mais s’est aussitôt rétractée. Puis elle a répété les vieilles rengaines sur l’Ukraine et l’Europe en passant comme chatte sur braise sur la révolution conservatrice trumpienne, l’émergence du Sud global et le nouvel ordre du monde qui abandonne le droit international et revient à la confrontation des empires. Pendant ce temps, notre ministre supposé en charge des affaires étrangères se tait.
On reste ainsi focalisé sur le passé, à savoir sur l’ONU, les organisations internationales et les ONG traditionnelles. Depuis que Kofi Annan a ouvert les Nations Unies à la société civile à la fin des années 1990, celles-ci ont proliféré. Elles se sont gavées de subventions publiques et de donations privées. Beaucoup d’entre elles ont vendu leur âme soit aux gouvernements qui les sponsorisaient, comme le montrent les programmes abracadabrants que l’USAID avait fini par financer (des opéras queers en Colombie et des ballets transgenres au Bangla Desh alors qu’on meurt de faim à quelques centaines de mètres de là), soit aux «philanthropes» privés de type Bill Gates, dont les fonds alimentent des campagnes de vaccination faites au profit des compagnies dont ils sont actionnaires.
Le CICR lui aussi a connu cette mésaventure il y a deux ans, après que le budget du CICR eut doublé en quelques années. On cherche de nouveaux sponsors, l’argent arrive, les dépenses croissent, le budget explose si bien que la recherche de fonds finit par l’emporter sur les autres missions et qu’on oublie l’aide aux victimes. Jusqu’au crash, qui arrive quand de gros donateurs décident de se retirer.
La neutralité, un atout d’une modernité éclatante
Et l’on préfère ignorer la vraie modernité, à savoir la neutralité qui faisait la force et l’originalité de notre pays sur la scène internationale. La neutralité n’est pas cette vieillerie bonne à jeter que certains croient bon vilipender. C’est un atout d’une modernité éclatante que des pays comme la Turquie, les Emirats et l’Arabie saoudite, qui observent un non-alignement strict à l’égard tant des grandes puissances, ont repris à leur compte pour leur plus grand profit. Depuis trois ans, on s’y presse de tous côtés parce qu’ils n’ont pas commis l’erreur d’organiser un sommet sur la paix en Ukraine sans la Russie, ni adopté des sanctions à tort et à travers contre la moitié de la planète. Après de tels partis pris, comment s’indigner lorsque Donald Trump organise des discussions sur la paix avec la Russie sans l’Europe?
Dégats dus à l’abandon de facto de la neutralité
On l’ignore, mais c’est le Conseil fédéral lui-même qui a pris l’initiative de demander à l’OTAN d’ouvrir une représentation à la Maison de la Paix à Genève. En échange de quoi, on a exigé que la Suisse ne ratifie pas le traité sur la non-prolifération des armes nucléaires qu’elle avait pourtant signé! Comment croire à notre pacifisme et à notre neutralité après une telle forfaiture?
Aujourd’hui, tant à Berne qu’à Genève, on ne veut pas voir les dégâts qui ont été commis en février 2022 avec l’abandon de facto de la neutralité, l’adoption de sanctions unilatérales et le rapprochement avec l’OTAN, cette organisation belliciste et criminelle qui a bombardé illégalement la Serbie en 1999 et massacré des dizaines de civils innocents.
On persiste à le nier. Or il suffit de voyager n’importe où dans le monde, hors Occident bien sûr, à Pékin, à Brasilia, en Afrique ou à Djakarta pour se rendre compte que les dommages sont immenses et ont gravement abîmé tant notre réputation diplomatique que la crédibilité de nos banques, qui se sont lancées dans de véritables chasses aux sorcières par peur d’être sanctionnées par les Etats-Unis.
Rappelons aussi que la neutralité est une discipline exigeante qui vaut aussi bien pour l’Ukraine que pour la Palestine. Le fait que la Suisse, garante des Conventions de Genève et du droit international, fait semblant de les appliquer en Ukraine mais les bafoue en Palestine en tolérant le massacre de dizaines de milliers de femmes et d’enfants à Gaza et en sanctionnant l’UNWRA, n’est pas non plus passé inaperçu hors d’Occident.
Le monde a changé
Le troisième problème tient à l’évolution de l’ordre international, à l’érosion du système des Nations Unies et de sécurité collective voulu par Roosevelt en 1945 et incarné par le Conseil de sécurité avec ses cinq membres permanents dont deux sont devenus illégitimes, la France et la Royaume-Uni. L’émergence des BRICS et du Sud Global, la montée en puissance de la Chine et bientôt de l’Inde, l’insistance mise sur la multipolarité par l’ensemble du monde non-occidental sont désormais inéluctables. A Munich, personne n’a prêté attention au discours des ministres indien et chinois, pourtant essentiels. C’est un phénomène irréversible, avec ou sans Trump, qui ne pourra rien y faire. La Chine, la Russie, l’Inde, l’Indonésie, le Brésil, pour ne citer que les plus grands, se sont assis à la table des affaires mondiales et ils ne la quitteront plus.
Le centre de gravité de l’économie mondiale a également basculé en leur faveur. La politique suit. On peut s’en désoler. On peut les vitupérer, les insulter en les traitant de fascistes, d’autocrates, de communistes. Mais il faudra bien en tenir compte.
– et la Suisse devrait revenir à ses fondamentaux
Les Américains le font à leur manière, brutale et égocentrique. Mais nous avons d’autres armes. Il est temps que la Suisse retrouve ses marques, reprenne appui sur ses fondamentaux et agisse de manière proactive avec les nouvelles forces mondiales émergentes. Tout espoir n’est pas perdu. •
Guy Mettan est journaliste et député au Grand Conseil du canton de Genève, qu’il a présidé en 2010. Il a commencé sa carrière de journaliste pendant ses études de sciences politiques; il a ensuite travaillé pour le Journal de Geneve, Le Temps stratégique, Bilan, le Nouvau Quotidien puis comme directeur et rédacteur en chef de la «Tribune de Geneve». En 1996, il a fondé le Swiss Press Club, dont il a été le président puis le directeur de 1998 à 2019.