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Chine, Etats-Unis, forces de paix, OTAN, Russie, stratégie européenne, Ukraine
Markus Mugglin
Selon l’expert en sécurité Wolfgang Richter, l’Europe devrait elle aussi s’éloigner de la stratégie adoptée jusqu’à présent pour l’Ukraine.
Le virage à 180 degrés des Etats-Unis a plus à voir avec la Chine qu’avec une volonté de se détourner de l’Europe. L’ancienne stratégie de l’Occident en Ukraine est une « illusion pure et simple ». Commencer maintenant à discuter de forces de maintien de la paix est « totalement irréaliste ». La dissuasion oui, mais pas sans dialogue, l’Europe devrait retrouver la stratégie de l’OTAN d’il y a bientôt 60 ans.
Ce ne sont là que quelques-unes des estimations de l’expert en sécurité Wolfgang Richter sur la situation actuelle après la volte-face des Etats-Unis dans la guerre en Ukraine. Pour beaucoup, elles sont provocantes. Mais dans la grande effervescence des rencontres qui se sont multipliées depuis à Riyad, Washington, Bruxelles, Londres ou Paris, elles offrent une parenthèse pour évaluer les risques et les chances de ce revirement.
Wolfgang Richter a donné son point de vue sur la situation actuelle dans plusieurs entretiens qui viennent d’être publiés. (Voir encadré)
Wolfgang Richter, colonel à la retraite
Depuis 2023, Wolfgang Richter est Associate Fellow au Centre de politique de sécurité de Genève GCSP. Auparavant, il a travaillé pendant plus de dix ans à la Fondation Science et Politique dans le groupe de recherche sur la politique de sécurité sur les thèmes du contrôle européen des armements, de la coopération en matière de sécurité de l’OSCE et des conflits non résolus dans l’espace de l’OSCE. De 2005 à 2009, il a dirigé la partie militaire de la représentation permanente de la République fédérale d’Allemagne à l’OSCE. Récemment, les publications en ligne « Telepolis » et « Makroskop » ont mené des entretiens approfondis avec Wolfgang Richter sur « La nouvelle réalité après le revirement des États-Unis », « Quel danger la Russie représente-t-elle pour l’Europe ? », « Les États-Unis continuent de s’intéresser à l’Europe » et « L’Allemagne serait la principale zone cible touchée ». Elles ont eu lieu avant le récent entretien téléphonique entre le président américain Donald Trump et le président russe Vladimir Poutine. Malgré l’effervescence diplomatique qui règne depuis, que ce soit entre les Etats-Unis, la Russie et l’Ukraine, mais aussi au sein de l’UE et de la « coalition des bonnes volontés » occidentale, les estimations de l’expert en sécurité restent pertinentes. Richter se positionne entre les fronts habituels dans le débat sur la guerre en Ukraine.
La volte-face a plus à voir avec la Chine qu’avec l’Europe
Les Etats-Unis ont fait volte-face sous Donald Trump. Les Etats-Unis ont quitté l’Alliance occidentale, qui mettait l’accent sur l’isolement diplomatique de la Russie.
En cela, Wolfgang Richter ne se distingue pas des reportages habituels. Mais Richter ne voit pas les motivations en premier lieu dans la guerre en Ukraine. Cela s’est déjà vu le 12 février lors de la première rencontre avec la Russie à Riyad. Contrairement à ce que l’on peut lire sur le site , il n’était alors question que marginalement de l’Ukraine. Les relations bilatérales entre Washington et Moscou étaient au cœur de la réunion des ministres des Affaires étrangères. Ils ont repris leurs relations diplomatiques à part entière.
Deuxièmement, les deux parties ont mis en place « plusieurs volets de négociations sur différents thèmes », dont un seul parmi plusieurs sur l’Ukraine, avec pour objectif commun de mettre fin à la guerre.
Pour Wolfgang Richter, ce revirement est surtout dû à la « réorientation vers le nouvel adversaire principal » qu’est la Chine et non à un détournement de l’Europe. Depuis longtemps déjà, les Etats-Unis auraient réfléchi à la préservation future de la stabilité stratégique nucléaire, thématisée dans le « traité New Start » sur la réduction des vecteurs stratégiques d’armes nucléaires. Ce traité ne fonctionne certes plus depuis que Poutine l’a suspendu il y a deux ans. Mais comme il expire officiellement dès février prochain, la question de son renouvellement se pose. C’est là que la Chine entre en jeu.
Les Etats-Unis craignent que la Chine ne se dote de l’arme nucléaire et ne devienne un adversaire stratégique. Richter en voit d’ailleurs les signes. Le nombre total d’environ 500 têtes nucléaires chinoises ne correspond certes qu’à celui des deux puissances nucléaires que sont la Grande-Bretagne et la France réunies. Mais comme les Etats-Unis craignent un doublement en quelques années, ils se demandent comment organiser à l’avenir une stabilité stratégique à trois avec la Chine.
Cela présuppose la participation de la Chine à de nouvelles limitations d’armement, mais aussi la volonté de la Russie. La Russie est d’avis que c’est aux Etats-Unis de faire monter la Chine à bord. Mais elle exige également l’implication des puissances nucléaires que sont la Grande-Bretagne et la France, qui ne veulent pas participer jusqu’à présent tant que la Russie et les Etats-Unis possèdent plus de 90 pour cent de toutes les armes nucléaires.
Se réorienter vers la Chine ne signifie pas se retirer de l’Europe
Wolfgang Richter est convaincu que les Etats-Unis continuent à s’intéresser à l’Europe. Mais ils veulent que les Européens supportent davantage de charges afin de réduire les leurs et de pouvoir se concentrer sur leur principal adversaire, la Chine. C’est – selon Richter – « l’arrière-plan du débat ».
Mais, et c’est là la nouvelle consigne des Etats-Unis à l’Europe, l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN est exclue. Cela équivaut à un virage à 180 degrés, car en 2008, lors du sommet de l’OTAN à Bucarest, les Etats-Unis voulaient imposer l’adhésion sous leur président d’alors, George W. Bush, malgré l’opposition de l’Allemagne et de la France. Et lors du sommet de l’année dernière à Washington, les Etats-Unis, sous la présidence de Joe Biden, préconisaient encore « la voie irréversible vers l’intégration euro-atlantique complète, y compris l’adhésion à l’OTAN » de l’Ukraine.
Ce n’est plus le cas, car une adhésion n’est possible que par consensus des Etats membres. Selon Richter, la question de garanties similaires aux obligations d’assistance prévues par l’article 5 du traité de l’OTAN, à savoir une force dirigée par l’OTAN pour assurer un cessez-le-feu en Ukraine, est donc également écartée.
« Il est totalement irréaliste de commencer à discuter de forces de paix maintenant ».
Parallèlement, les pays de l’UE et la « coalition des bonnes volontés », dont la composition est encore plus large avec la Grande-Bretagne, la Norvège et le Canada, ont commencé à discuter d’une nouvelle force de paix qu’ils pourraient envoyer en Ukraine. Richter critique les forces de maintien de la paix comme étant « la cinquième étape avant la deuxième » pour l’ouverture de négociations, associée à un cessez-le-feu provisoire et à la définition de l’agenda et des points clés des négociations. Le coup d’envoi est désormais donné, et la lutte porte sur la protection des infrastructures.
Les gouvernements européens ne sont pas impliqués. Ils se contentent d’observer ce que les Etats-Unis négocient avec la Russie et l’Ukraine. Ils n’essaient même pas de s’impliquer ou de manifester leur intérêt pour des négociations sur un nouvel ordre de sécurité européen.
C’est pourtant ce que Richter attend de l’Europe : « Après le virage à 180 degrés des Etats-Unis sous Trump, les Européens doivent aujourd’hui décider s’ils veulent s’engager dans la voie des négociations avec les Etats-Unis et l’influencer, ou s’ils veulent continuer à essayer de s’en tenir à l’ancienne stratégie et si, pour ce faire, ils veulent compenser matériellement la menace de défaillance des Etats-Unis en matière de livraison d’armes ».
L’ancienne stratégie est une « illusion pure et simple ».
L’expert en sécurité Richter qualifie le maintien de la stratégie actuelle d' »illusion pure et simple », du moins à court terme. L’Europe devrait augmenter son aide militaire de plus de 63 milliards de dollars US pour compenser l’aide militaire actuelle des Etats-Unis. A cela s’ajouterait une aide financière de 50 milliards de dollars américains. En d’autres termes, « l’UE seule n’est pas en mesure d’étayer une ‘stratégie de la victoire' ». Richter plaide donc pour plus de réalisme et pour une tentative de mettre fin à la guerre et d’éviter le pire. Selon lui, cela signifierait que l’Europe devrait se positionner sur les points clés de la nouvelle position des Etats-Unis sur l’Ukraine – c’est-à-dire sur les questions de non-adhésion à l’OTAN et de concessions territoriales.
Comme point de départ, Richter demande une « évaluation sobre de la situation militaire ». Cela signifie que « les Ukrainiens ne sont tout simplement pas en mesure de reconquérir des territoires ». C’est la « réalité amère ».
La position de négociation de l’Ukraine s’est considérablement détériorée depuis mars 2022. Elle se trouve aujourd’hui dans une situation très difficile en termes de personnel. Un grand nombre de conscrits masculins se trouvent à l’étranger, plus de 650 000 dans l’UE, et ne veulent pas rentrer. Au total, 2,7 millions d’Ukrainiens n’ont pas fui vers l’Ouest, mais vers la Russie. Dans le Donbas, un grand nombre d’Ukrainiens de l’Est se battent du côté russe.
Les formations ukrainiennes comptent encore environ 800’000 personnes. Mais moins de la moitié d’entre eux se trouvent effectivement sur le front. En revanche, l’armée russe dispose désormais de 650’000 à 700’000 soldats sur le sol ukrainien. A cela s’ajoutent les forces aériennes et navales qui soutiennent les opérations depuis l’extérieur.
Face à cette situation, Richter qualifie de raisonnable le fait de soutenir l’approche américaine des négociations. Les Européens devraient « bien sûr défendre les intérêts européens et ukrainiens, mais ne pas essayer de stopper la voie des négociations ». Car les Européens ne parviendraient pas à s’opposer en même temps à Washington, Moscou et peut-être, derrière, à Pékin.
Intérêts européens et garanties de sécurité pour les deux parties
Pour Wolfgang Richter, il est clair que la souveraineté de l’Ukraine doit être reconnue et garantie dans un futur accord. La cession de territoires ne devrait pas être reconnue par le droit international, mais ne pourrait être qualifiée que de partage à la fois factuel et provisoire.
Les garanties de sécurité pour les deux belligérants sont de la plus haute importance. Il faut s’assurer que l’Ukraine « soit en mesure de se défendre elle-même à l’avenir ». Et : « Pour une solution de paix, il ne faut pas en arriver à une démilitarisation complète de l’Ukraine ».
Tout cela doit être réglé avant de discuter des plans d’une force de paix internationale. Mais même dans ce cas, Richter exclut les troupes occidentales. La Russie ne l’acceptera pas. La proposition d’établir une « zone d’exclusion aérienne » au-dessus de l’Ukraine occidentale ne contribuerait pas non plus à la paix, mais conduirait à une prolongation de la guerre et à une escalade. Si l’on voulait empêcher la Russie d’utiliser l’espace aérien, cela déclencherait un conflit militaire direct de l’Occident avec la Russie, estime Richter.
Un mandat du Conseil de sécurité de l’ONU pourrait avoir un sens. Il s’agirait d’une présence de troupes internationales politiquement et régionalement équilibrée, à laquelle l’Europe pourrait participer. Ses soldats ne seraient toutefois pas placés sous un commandement de l’OTAN ou de l’UE, mais sous la direction des Nations unies.
« La force de l’ONU devrait au moins être suffisamment robuste pour pouvoir se défendre et agir contre des violations localisées du cessez-le-feu, ainsi que contre des renégats isolés qui tenteraient de torpiller l’ensemble ». Mais elle serait impuissante face à une attaque de grande envergure – quel que soit le camp.
L’OTAN est supérieure à la Russie
Wolfgang Richter ne croit guère aux scénarios alarmistes souvent évoqués, selon lesquels la Russie serait en mesure d’attaquer l’OTAN en 2029. Il estime que les capacités militaires de la Russie ne sont pas suffisantes. En trois ans, la Russie n’a pas réussi à prendre le contrôle de l’armée ukrainienne. Malgré sa force aérienne nettement supérieure en termes quantitatifs, la Russie n’a pas réussi à obtenir une domination aérienne absolue sur l’Ukraine. Même la percée jusqu’aux frontières administratives de la région de Donetsk n’a pas été réalisée.
Richter oppose donc au scénario d’horreur : « Si (…) après trois ans de guerre, on ne peut pas vraiment venir à bout de l’Ukraine malgré des pertes élevées, quel sens cela aurait-il d’attaquer l’alliance militaire la plus puissante de cette terre, largement supérieure sur le plan conventionnel, compte tenu de telles capacités ? ».
Le fait que la Russie veuille volontairement entrer en conflit avec 32 Etats, dont trois Etats nucléaires, n’a aucun sens. Même sans les Etats-Unis, l’OTAN est nettement plus forte que les forces armées russes en Europe. Les quelque 2 000 avions de combat de l’OTAN sont nettement supérieurs aux 1 200 avions de combat répartis dans toute la Russie. Cela vaut également pour les forces navales et terrestres.
Ceux qui disent que les Russes attaqueront l’Europe en 2029 doivent d’abord répondre à la question de savoir comment, quand et dans quelles conditions la guerre en Ukraine se terminera. Les troupes russes ne seront-elles alors plus nécessaires sur cette ligne de front ? Ou ne sera-t-il pas vrai que, malgré un accord de paix, s’il est alors atteint, une grande partie des forces russes y sera toujours engagée pour le sécuriser ? »
Richter interprète la diffusion de l’épouvantail 2029 comme une tentative de rallier la population au réarmement en Europe. Dans la mesure où il n’est pas contre le réarmement et la dissuasion, il est d’accord avec les lanceurs d’alerte. Il considère par exemple depuis longtemps qu’il est erroné de désarmer l’armée allemande de telle sorte que de nombreuses formations ne sont plus équipées qu’à moitié ou à 60 pour cent de matériel lourd.
La dissuasion seule est instable
Pour Wolfgang Richter, la dissuasion militaire et la diplomatie ne sont pas « l’une ou l’autre ». Pour lui, les deux vont de pair. Or, l’Europe manque justement de ces deux éléments. C’est ce que révèle de manière presque brutale le virage à 180 degrés des Etats-Unis.
Pour le colonel à la retraite Wolfgang Richter, « la dissuasion reste indispensable pour assurer la défense et éviter une attaque, mais la prévention de la guerre passe aussi par le dialogue et l’entente, afin d’endiguer les risques d’escalade d’une politique basée uniquement sur la dissuasion ».
Richter ne s’oppose donc pas à une augmentation des dépenses d’armement en Europe. L’Europe doit être capable de prendre en charge sa propre sécurité au lieu de la déléguer aux Etats-Unis, comme cela a été le cas au cours des dernières décennies. Mais ce n’est pas le montant des dépenses par rapport à la puissance économique qui est déterminant, mais plutôt la question de savoir ce dont l’Europe a exactement besoin pour pouvoir se défendre elle-même.
Un nouvel ordre européen de sécurité
Après l’échec de la double stratégie actuelle de livraison d’armes et de sanctions contre la Russie, la question se pose de savoir ce qu’il adviendra des relations entre l’OTAN européenne, l’UE et la Russie si la paix devait effectivement s’instaurer en Ukraine.
Richter plaide pour un retour à la doctrine « Harmel » de l’OTAN de 1967, formulée en réaction à la crise de Cuba. Elle visait la dissuasion par la force militaire et l’entente sur les questions politiques sous le signe d’un équilibre militaire assuré.
Il faut reconstruire ce qui a été progressivement démantelé depuis plus de 20 ans, depuis le retrait des Etats-Unis du traité sur la limitation des systèmes de défense antimissile (traité ABM) en 2002 jusqu’au démantèlement du traité INF sur les forces nucléaires à moyenne portée et la suspension du traité New Start sur la limitation des armes nucléaires.
Il faut revenir à un système de sécurité coopératif qui a permis la fin de la guerre froide.
