Étiquettes

, , , , , , , ,

guerre en Ukraine 2025
Réalisation Le Lab Le Diplo

Par Giuseppe GaglianoPrésident du Centro Studi Strategici Carlo De Cristoforis (Côme, Italie) 

Imaginez un échiquier où chaque coup est un ultimatum, chaque pion un sacrifice, et où la partie n’admet aucun match nul. C’est la guerre en Ukraine, un conflit qui, trois ans après l’invasion russe de février 2022, semble piégé dans un présent éternel de mort et de destruction. John Mearsheimer, l’un des analystes géopolitiques les plus lucides, l’avait prédit : aucune paix significative n’est possible lorsque les deux parties – la Russie d’un côté, l’Ukraine et l’Occident de l’autre – se perçoivent comme menacées dans leur existence même. 

Une impasse nommée paix

Et aujourd’hui, en avril 2025, cette prophétie se dresse comme un avertissement : le conflit non seulement persiste, mais il s’est enkysté, avec des perspectives de plus en plus sombres.

Pourquoi n’arrive-t-on pas à un accord ? La réponse est simple, mais brutale : les objectifs sont inconciliables. La Russie veut une Ukraine neutre, démilitarisée, réduite à l’ombre d’un État, incapable de représenter une menace à sa frontière. L’Ukraine, soutenue par l’Occident, rêve au contraire d’une pleine souveraineté, d’une intégration à l’OTAN et de la reconquête de chaque mètre de territoire perdu, de la Crimée au Donbass. Ce sont des visions opposées, qui ne laissent aucune place au compromis. Mearsheimer l’avait dit clairement : quand on lutte pour sa survie, on ne négocie pas, on détruit. Et les faits lui donnent raison. Les négociations d’Istanbul en 2022, qui auraient pu arrêter la guerre, ont échoué sous la pression occidentale et l’intransigeance russe. Depuis, chaque tentative de dialogue n’a été qu’un exercice de façade.

La Russie et son obsession sécuritaire

Pour comprendre où va cette guerre, il faut partir de Moscou. Les dirigeants russes, de Poutine à ses subordonnés, considèrent l’expansion de l’OTAN vers l’est comme une menace existentielle. Ce n’est pas de la paranoïa, mais de l’histoire : depuis 2008, lorsque l’OTAN a promis à l’Ukraine et à la Géorgie un avenir dans l’Alliance, la Russie vit avec la crainte de voir des bases militaires occidentales à quelques kilomètres de Moscou. En 2022, l’Occident a relevé la mise, armant l’Ukraine avec des milliards de dollars d’aide militaire et parlant ouvertement d’« affaiblir » la Russie. Pour Poutine, la guerre n’est pas seulement une question de territoire, mais de survie de son régime et de la Russie en tant que puissance.

Les objectifs de Moscou, tels que décrits par Mearsheimer, étaient clairs : annexer la Crimée et des parties du Donbass, réduire l’Ukraine à un État dysfonctionnel et remplacer le gouvernement de Kiev par un régime prorusse. En 2025, ces objectifs n’ont été atteints que partiellement. La Crimée et quatre oblasts (Donetsk, Louhansk, Kherson et Zaporijjia) sont sous contrôle russe, mais l’Ukraine n’a pas sombré. Le gouvernement Zelensky, malgré les difficultés, tient bon, soutenu par un flux continu d’armes et d’argent occidentaux. La « dénazification » et la « démilitarisation » dont parlait Poutine sont restées des slogans : l’Ukraine continue de se battre, et l’OTAN est plus présente que jamais dans la région. Mearsheimer avait raison de prédire qu’une victoire totale russe serait improbable : l’armée de Moscou, bien qu’elle progresse lentement, n’a pas les ressources pour occuper tout le pays sans un coût insoutenable.

L’Ukraine : Un pays entre héroïsme et ruine

De l’autre côté, l’Ukraine vit un paradoxe. C’est un pays qui résiste avec un courage qui a stupéfié le monde, mais qui paie un prix dévastateur. Mearsheimer soulignait que Kiev considère la Russie comme une menace existentielle, et cela n’a pas changé. Chaque ville détruite, chaque civil tué, renforce la détermination ukrainienne à ne pas céder. Mais le coût est terrifiant : l’économie est à genoux, des millions de personnes ont fui, et les villes de l’est ne sont plus que des tas de gravats. En 2025, l’Ukraine dépend presque entièrement de l’aide occidentale, qui commence toutefois à vaciller sous le poids des crises économiques en Europe et des élections aux États-Unis, où le soutien à Kiev n’est plus unanime.

Mearsheimer avait prédit que l’Ukraine deviendrait un « moignon d’État dysfonctionnel ». Cette prédiction s’est partiellement réalisée : les régions de l’est sont perdues, et la reconstruction prendra des décennies. Cependant, l’Ukraine n’a pas sombré comme Moscou l’espérait. La contre-offensive de 2022 à Kharkiv et Kherson avait suscité des espoirs, mais celle de 2023, comme Mearsheimer l’avait anticipé, s’est enlisée face aux fortifications russes. Aujourd’hui, la guerre d’usure continue de saigner les deux armées, l’artillerie russe conservant un avantage décisif. L’Ukraine se bat, mais chaque jour qui passe la rapproche d’un point de rupture.

L’Occident : Le grand marionnettiste enrayé

Et puis il y a l’Occident, le troisième acteur de cette tragédie. Pour les États-Unis et l’Europe, la guerre en Ukraine a été une opportunité pour réaffirmer leur leadership mondial et contenir la Russie. Mais, comme le notait Mearsheimer, l’Occident a sous-estimé la détermination de Moscou et surestimé sa capacité à soutenir Kiev indéfiniment. En 2025, les fissures sont évidentes. L’Europe, confrontée à la récession et à la crise énergétique, peine à maintenir le rythme des aides. Aux États-Unis, les élections de 2024 ont conduit à un Congrès plus sceptique quant à la poursuite du financement d’une guerre lointaine. La promesse d’intégrer l’Ukraine dans l’OTAN demeure, mais c’est un mirage : personne ne veut risquer un conflit direct avec la Russie.

Mearsheimer avait averti que l’Occident ferait tout pour empêcher une victoire russe totale, et cela s’est vérifié. Les sanctions, les aides militaires, le renseignement : tout a été mobilisé. Mais cela n’a pas suffi à renverser le cours du conflit. La Russie, bien que touchée économiquement, a trouvé dans la Chine et d’autres partenaires mondiaux une bouée de sauvetage. L’Occident, lui, se trouve à un carrefour : continuer à soutenir une Ukraine de plus en plus fragile ou accepter des négociations qui entérineraient une victoire russe partielle. Les deux options sont amères.

Sur le terrain : Une guerre qui dévore tout

Sur le terrain, la guerre est devenue ce que Mearsheimer appelait une « guerre d’usure ». Après les succès ukrainiens de 2022, la Russie a appris de ses erreurs : elle a mobilisé plus d’hommes, renforcé ses lignes défensives et misé sur l’artillerie, l’arme qui décide des batailles. La chute de Bakhmout en 2023 a marqué un tournant : les Russes ont infligé des pertes énormes aux Ukrainiens, démontrant que le temps joue en leur faveur. En 2025, le front est statique, avec de petites avancées russes dans le Donbass et une Ukraine qui se défend désespérément. La contre-offensive ukrainienne de 2023, tant attendue, a échoué, comme Mearsheimer l’avait prédit, face aux fortifications russes.

Aujourd’hui, les deux parties sont épuisées, mais la Russie a un avantage : une population plus nombreuse, une économie plus résiliente et une industrie militaire qui produit sans relâche. L’Ukraine, elle, dépend de livraisons occidentales qui arrivent au compte-gouttes. Chaque jour de guerre érode davantage ses ressources humaines et matérielles. Mearsheimer avait raison : dans une guerre d’usure, le plus fort finit par l’emporter.

L’avenir : Une Ukraine brisée et un monde divisé

En regardant vers l’avenir, le tableau est désolant. Mearsheimer prévoyait que la Russie obtiendrait une « sale victoire », annexant des territoires et réduisant l’Ukraine à un État fragile. En 2025, ce scénario se matérialise. Moscou contrôle environ 20 % du territoire ukrainien, et les régions occupées sont désormais intégrées de facto à la Fédération de Russie. L’Ukraine survit, mais c’est un pays mutilé, avec une économie en ruine et une population décimée. La promesse occidentale de reconstruction est lointaine, et l’OTAN, bien que proche, reste un rêve.

Les réflexions de Mearsheimer se sont révélées en grande partie correctes. Il avait prédit l’impossibilité d’un accord de paix, la transformation de la guerre en un conflit d’usure et la difficulté pour la Russie d’obtenir une victoire totale. Il avait également anticipé que l’Occident ne parviendrait pas à faire plier Moscou sans en payer un coût énorme. Cependant, il a sous-estimé la résilience ukrainienne et la capacité de Kiev à tenir le front, même au prix de sacrifices immenses. De plus, il n’avait pas prévu le rôle croissant de la Chine en tant qu’allié économique de la Russie, ce qui a atténué l’impact des sanctions.

Une leçon pour l’Occident

Cette guerre, comme l’écrivait Mearsheimer, est aussi un miroir pour l’Occident. L’OTAN a voulu repousser ses frontières jusqu’au cœur de la Russie, ignorant les lignes rouges de Moscou. Elle a armé l’Ukraine, mais pas assez pour gagner ; elle a promis une protection, mais pas assez pour garantir la sécurité. Le résultat est une Ukraine dévastée et un monde plus divisé que jamais. En 2025, la guerre en Ukraine n’est pas seulement un conflit régional : elle est le symbole d’un ordre mondial qui s’effrite, où les puissances s’affrontent sans se soucier des décombres qu’elles laissent derrière elles.

« Nous avons voulu jouer aux échecs avec l’histoire, mais l’histoire ne joue pas. Elle gagne toujours. » Et l’histoire, aujourd’hui, nous montre une Ukraine à genoux, une Russie blessée mais indomptée, et un Occident qui doit faire face à ses propres limites. La paix ? Peut-être un jour, mais pas aujourd’hui. Pas dans ce crépuscule.

Le Diplomate