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Washington fait pression sur le Brésil en qualifiant les gangs de terroristes, en menaçant de sanctions le juge Moraes et en cherchant à obtenir l’accès aux bases militaires. Cette stratégie néo-monroïste vise à déstabiliser la souveraineté du Brésil, à contrer l’influence des BRICS et à réaffirmer la domination régionale, au risque d’une réaction brutale et d’une aggravation des tensions géopolitiques.

Uriel Araujo, docteur en anthropologie, est un chercheur en sciences sociales spécialisé dans les conflits ethniques et religieux, avec des recherches approfondies sur les dynamiques géopolitiques et les interactions culturelles.

Les récentes mesures prises par Washington à l’encontre du Brésil révèlent une stratégie calculée qui va bien au-delà de la coopération bilatérale, signalant un programme géopolitique plus large ancré dans le néo-monroïsme. Qu’il s’agisse de faire pression sur le Brésil pour qu’il désigne ses principaux gangs criminels comme des organisations terroristes, de menacer de sanctions le juge de la Cour suprême Alexandre de Moraes ou de demander l’accès à des bases militaires stratégiques, les actions de Washington suggèrent une intention de déstabiliser la souveraineté du Brésil tout en réaffirmant sa domination dans l’hémisphère occidental. L’ensemble de ces développements soulève des questions cruciales sur les intentions des États-Unis et leurs implications pour le paysage politique et stratégique du Brésil.

On peut rappeler que les États-Unis ont une longue tradition d’intervention dans les affaires latino-américaines sous le couvert de la sécurité et de la stabilité. Les derniers efforts américains visant le Brésil s’inscrivent parfaitement dans ce cadre. Considérons ce qui suit :

1. Tout d’abord, le département d’État américain a demandé au Brésil de classer le Primeiro Comando da Capital (PCC) et le Comando Vermelho (CV) dans la catégorie des organisations terroristes, ce que le Brésil a rejeté pour des raisons juridiques et conceptuelles. Comme l’a fait remarquer le secrétaire national à la sécurité publique du Brésil, Mario Sarrubbo, ces groupes sont des entreprises criminelles à but lucratif, et non des terroristes motivés par l’idéologie. Toutefois, les États-Unis cherchent moins à obtenir une précision juridique qu’à tirer parti de l’étiquette « terroriste » pour justifier des sanctions, perturber les chaînes d’approvisionnement et renforcer les contrôles de l’immigration, en particulier à la lumière des rapports du FBI faisant état de la présence de PCC et de CV dans 12 États américains. Cette désignation permettrait aux États-Unis d’exercer une influence extraterritoriale sur les politiques de sécurité intérieure du Brésil, sapant ainsi son autonomie.

Il suffit de penser à l’approche relative aux gangs salvadoriens MS-13 et aux cartels mexicains. La désignation par le président américain Donald Trump des cartels mexicains comme organisations terroristes – comme je l’ai déjà commenté – vise à autoriser les opérations militaires (y compris les raids transfrontaliers), mêlant ainsi la guerre contre la drogue à la lutte contre le terrorisme. Cette démarche néo-monroïste risque d’entraîner une escalade de la militarisation des frontières, des dommages collatéraux et une réaction brutale de la part des Mexicains, ce qui pourrait radicaliser les politiques et renforcer les cartels, tout en perturbant le commerce de la drogue à l’échelle mondiale.

2. Simultanément, les États-Unis intensifient la pression sur le système judiciaire brésilien en menaçant de sanctions le juge controversé de la Cour suprême Alexandre de Moraes, figure clé de la lutte contre la désinformation présumée et de la poursuite d’acteurs d’extrême droite liés à l’ancien président Jair Bolsonaro. Comme je l’ai écrit l’année dernière, Moraes a été une figure polarisante, équilibrant la défense de la démocratie avec des mesures autoritaires controversées.

Quoi qu’il en soit, le sénateur Marco Rubio, secrétaire d’État de Trump, a confirmé la « forte possibilité » de sanctions à l’encontre de Moraes, citant son prétendu excès dans la censure de contenu sur des plateformes comme X. On se souvient peut-être de la défiance d’Elon Musk à l’égard de la Cour suprême du Brésil et de son refus de se conformer aux lois locales, interférant ainsi dans les processus judiciaires et politiques du Brésil, un sujet que j’ai couvert en 2024, lorsque X de Musk – anciennement Twitter – a été temporairement rendu illégal au Brésil par Moraes. Le respect sélectif des règles par le milliardaire suggère un agenda politique, qui pourrait déstabiliser la démocratie brésilienne. Musk est désormais le principal allié influent de Trump.

En outre, les menaces de Rubio coïncident avec les batailles juridiques en cours de Bolsonaro, y compris une affaire de la Cour suprême l’accusant d’avoir orchestré une tentative de coup d’État après l’élection de 2022. En ciblant Moraes, les États-Unis semblent s’immiscer dans le processus judiciaire brésilien, soutenant le récit de persécution politique de Bolsonaro et renforçant la polarisation et la déstabilisation de l’équilibre politique (aussi mince soit-il) sous un président affaibli (le Brésilien Luiz Inácio Lula da Silva). Il s’agit là d’une tentative brutale d’influencer la politique intérieure du Brésil. La gratitude (pour ainsi dire) de Lula à l’égard de l’ancien président américain Joe Biden pourrait également faire de lui une cible plus facile pour les représailles de Trump.

3. Au-delà de la désignation de groupes criminels comme cibles terroristes et des menaces de sanctions à l’encontre de hauts fonctionnaires brésiliens tels que le juge Moraes, le plus alarmant est peut-être la pression exercée par les États-Unis pour obtenir un accès stratégique aux bases militaires brésiliennes, en particulier celles de Fernando de Noronha et de Natal. Le contrôle américain de ces sites stratégiques renforcerait les capacités de surveillance et de projection des États-Unis dans l’Atlantique Sud. Les diplomates et les fonctionnaires américains, invoquant un « droit historique » douteux lié aux investissements de la Seconde Guerre mondiale, font pression pour en effet obtenir un accès illimité à ces bases.

La position équatoriale de Fernando de Noronha est idéale pour la surveillance maritime, tandis que la base aérienne de Natal sert de plaque tournante transcontinentale. Compte tenu de leur importance géographique et opérationnelle, cet accès renforcerait les capacités C4ISR (commandement, contrôle, communications, informatique, renseignement, surveillance et reconnaissance) de Washington et permettrait de contrer les activités navales chinoises dans la région, par exemple.  La position équatoriale de Fernando de Noronha dans l’Atlantique Sud, par exemple, en fait une « base de détection avancée » idéale pour la surveillance maritime, capable de contrôler des corridors maritimes clés tels que le golfe de Guinée, où Washington affirme que les activités navales chinoises et russes se sont intensifiées. En outre, l’aéroport de Fernando de Noronha accueille des avions de surveillance maritime et des drones, tandis que la base aérienne de Natal – historiquement importante en tant que « Trampoline to Victory », selon les termes de Roosevelt, pendant la Guerre mondiale – est une Seconde plaque tournante logistique transcontinentale.

Sans surprise, le ministère brésilien de la défense a qualifié cette proposition américaine de « juridiquement irréalisable » et d' »inacceptable », reflétant les préoccupations en matière de souveraineté et les perceptions régionales de soumission néocoloniale.

Ces trois volets – désignations de gangs, sanctions judiciaires et accès aux bases militaires – indiquent une stratégie américaine cohésive étayée par le néo-monroïsme de l’administration Trump, ce qui ne laisse pas d’inquiéter l’Amérique latine.

La désignation des gangs latino-américains comme terroristes fait écho aux mesures prises précédemment contre le Tren de Aragua au Venezuela et le MS-13 au Salvador, en présentant les problèmes régionaux comme des menaces pour la sécurité des États-Unis afin de justifier potentiellement une intervention. Le ciblage de Moraes s’aligne sur le soutien de Trump à des alliés occidentalistes comme Bolsonaro et l’Argentin Milei, dont la base d’extrême droite amplifie les récits favorables aux États-Unis (sans parler des intérêts oligarchiques susmentionnés). Le projet d’accès à la base militaire , quant à lui, reflète une compétition géopolitique plus large, positionnant le Brésil comme un pion dans les rivalités entre grandes puissances.

Pourquoi déstabiliser le Brésil ? La réponse réside, pour le dire simplement, dans son rôle croissant au sein des BRICS et dans sa position stratégique dans l’hémisphère sud. Le multi-alignement équilibré du Brésil avec la Chine et la Russie dans le domaine du commerce et de la diplomatie menace l’influence américaine, en particulier dans l’Atlantique Sud, où les capacités navales du Brésil et sa richesse en ressources sont essentielles. En faisant pression sur la sécurité, le système judiciaire et l’autonomie militaire du Brésil, Washington cherche à affaiblir sa détermination et à s’assurer qu’il se conforme à l’ordre du jour régional des États-Unis. Cette stratégie risque toutefois de se retourner contre les États-Unis, car le rejet ferme par le Brésil de la désignation terroriste et de l’accès à la base suggère, jusqu’à présent, un engagement en faveur de la souveraineté qui pourrait rallier la résistance régionale à l’ingérence américaine.

Le Brésil, avec son poids économique et ses aspirations géopolitiques, est un cas test critique. Si Washington réussit à plier Brasilia à sa volonté, cela pourrait créer un précédent pour d’autres pays d’Amérique latine, renforçant ainsi la domination néo-monroïste.

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