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Edouard Husson

Que nous enseigne le désarroi de la société israélienne rongée par les massacres de Gaza?

La société israélienne est rongée moralement par les massacres de Gaza. C’est ce qu’exprimait Orit Kamir, professeur à l’université hébraïque de Jérusalem – établissement avec lequel elle a eu des relations tumultueuses, y luttant contre le harcèlement sexuel – dans un article paru il y a quelques jours dans Haaretz. Il y a ceux qui défendent Israël aveuglément et les pourfendeurs de « l’entité sioniste ». Mais bien peu se demandent ce que signifie la dynamique religieuse, morale, politique, sociale (dévoyée) actuellement à l’œuvre en Israël. Et son rapport avec la dynamique récente et plus ancienne de l’histoire occidentale.

Le professeur Orit Kamir, enfant terrible de l’Université Hébraïque de Jérusalem

Orit Kamir est une juriste israélienne, militante féministe, qui a eu maille à partir avec l’Université Hébraïque de Jérusalem, il y a une vingtaine d’années, lorsqu’elle y avait dénoncé des faits de harcèlement sexuel. Aujourd’hui elle est titulaire d’une chaire dans ladite université. Orit Kamir est surtout connue pour ses interventions dans le débat public. Elle contribue régulièrement à Haaretz. Et j’ai été impressionné par son billet du 15 mai 2025:

Je n’ai jamais vu autant de mal ; autant de gens désireux d’exprimer la méchanceté ; en compétition les uns avec les autres pour démontrer leur manque d’empathie. Je ne pensais pas que les gens soient capables d’être aussi méchants. De tant se réjouir de la douleur des autres. De se réjouir quand les gens souffrent, meurent de faim, perdent tout ce qu’ils ont et meurent. C’est pourquoi je n’ai jamais eu aussi peur. Le sentiment est qu’un puissant barrage a été brisé et que des masses d’Israéliens se débarrassent de toutes les contraintes de l’humanité pour se vautrer ensemble dans une haine toxique, l’ego joyeux, la déshumanisation et la violence. Comme s’ils n’attendaient que ce moment pour pouvoir se libérer des règles qui les obligeaient à maintenir un semblant de moralité. Dans des cris de rage, ils se débarrassent des conventions et des normes que la société humaine a construites pendant des milliers d’années pour freiner le déchaînement de l’ego. Ils ont donné au mot liberté un nouveau sens : celui de se libérer des chaînes de la culture. L’égalité a été effacée de leur lexique, sans parler de la dignité humaine. La compassion, l’empathie, aimer son prochain comme soi-même ; tout cela a été aboli. La nouvelle unité du peuple israélien est basée sur une dépendance à la haine et à la soif de sang …

Rien de tout cela n’est arrivé en un instant, ni tout seul. Il y a quelqu’un qui incite et empoisonne depuis des années, en ayant construit une machine sophistiquée pour le faire systématiquement … Dans la liste des crimes de Netanyahu contre l’humanité et contre la société israélienne, dépouiller de nombreux Israéliens de toutes inhibitions morales est l’un des plus graves. Et le point culminant : il a réussi à transformer son échec le plus terrible, le massacre du 7 octobre, en excuse ultime pour justifier et encourager la diabolique nouvelle Israélité. Comme une réponse pavlovienne implantée par l’hypnose : les gens n’ont qu’à se souvenir de ce jour, et ils désirent immédiatement la destruction des Palestiniens. Et en cours de route, ils sont également désireux de s’aliéner les otages et d’attaquer leurs familles. Netanyahou ne porte pas seul la responsabilité publique de l’horrible désintégration qui se déroule sous nos yeux. Lui, les membres de son gouvernement et les députés de la coalition dirigent tous ouvertement ce terrible processus. Leur faute est totale. Et les médias qui les servent avec une obéissance écœurante et exécutent le processus d’hypnose de masse pour eux, et quiconque remplit ou aspire à un poste de direction, qui ne fixe pas de limites morales et ne présente pas d’alternative, porte cette responsabilité avec eux.

À une époque où une société perd son épine dorsale morale, comme cela nous arrive maintenant, un leadership positif est nécessaire. Celui dont la boussole morale est claire, et qui n’a pas peur d’appeler un mal le mal et d’exiger un comportement moral … [celui] qui ne s’adapte pas à l’humeur trouble du public, mais indique plutôt le chemin humain, l’objet de la vie, et appelle à un « après. » Sans un tel leadership, il est difficile de croire qu’une société puisse se sortir du bourbier dans lequel elle s’est enfoncée … je ne parle pas des Gantz et des Lapidim, qui sont incapables de bégayer un mot de leadership moral, il n’y a rien à attendre de leur part. Leur vide moral est évident. Mais même les Eisenkot, vers lesquels les Israéliens désespérés jettent leur amour, se remplissent la bouche d’eau ; Même Yair Golan, qui avait correctement identifié les processus il y a dix ans refuse de crier contre eux aujourd’hui … Pour des raisons politiques ? Comme Netanyahou ? Même les juges, les militaires et les anciens gardiens de la morale qui remplissaient les plates-formes et les forums et tenaient fermement contre le coup d’État restent silencieux face à cette horreur morale. Eux aussi sont aveuglés face aux deux millions de Gazaouis qui sont expulsés, affamés et massacrés par nous sans cesse ; face aux pogroms organisés soutenus par les autorités et sous les auspices des forces de sécurité en Cisjordanie. Yehudit Karp, qui était le procureur général adjoint et proteste contre cette horreur, est l’exception qui confirme la règle. Et il en va de même pour les leaders des manifestations [contre Netanyahou], dont nous espérions qu’ils émergeraient comme une direction alternative… Malgré le bruit des Israéliens qui courent vers le bas, je suis sûr que la plupart d’entre nous désirent la vie et la paix ; Que nous n’avons pas renoncé à l’humanité. Nous avons été réduits au silence face à la violence et à la laideur, mais nous sommes toujours là.

Photo : Des éclairs vendus dans une boulangerie israélienne sur lesquels il est écrit « Laissez l’armée israélienne les détruire complètement »

L’effondrement moral d’Israël tend un miroir à l’Occident

En France, il y a ceux qui défendent Israël aveuglément, essentiellement dans les milieux dirigeants et les médias; et puis il y a, inaudibles, qui courbent la tête, en face, les pourfendeurs de « l’entité sioniste » – qui attendent l’effondrement de l’Etat créé en 1948. Mais bien peu se demandent ce que signifie la dynamique religieuse, morale, politique, sociale (dévoyée) actuellement à l’œuvre en Israël. C’est pour cela que la lecture de la presse israélienne, depuis le début du conflit, est irremplaçable.

En effet, c’est un prolongement, aberrant certes par ses dimensions, de l’histoire occidentale que nous raconte l’Israël contemporain.

Au commencement, il y a l’effondrement de la notion d’autorité légitime, consécutif à la Seconde Guerre mondiale. L’origine des événements actuels, c’est le fait que la communauté internationale n’a jamais imposé son autorité à l’Etat d’Israël depuis 1948, pour l’obliger à respecter les engagements (envers les Palestiniens) qui étaient la contrepartie de la création de l’Etat. Israël n’est pas le seul Etat à s’affranchir de manière systématique du droit international: Etats-Unis, Grande-Bretagne et Allemagne l’ont fait régulièrement ces dernières décennies. Mais ce qui différencie Israël des autres Etats que nous citons, c’est que Tel-Aviv n’a JAMAIS respecté le droit international depuis sa fondation. Or les Etats-Unis et l’Europe l’ont laissé faire.

les Israéliens sont aujourd’hui au bout d’une logique typiquement occidentale d’hyperindividualisme. Jamais on n’avait laissé une société entière traduire à ce point pratiquement le slogan « Il est interdit d’interdire ». Je ne suis pas étonné que la génération de 1968 – en tout cas ses figures de proue – soit, sauf exception, incapable de dénoncer le génocide de Gaza et soit restée silencieuse sur la tragédie palestinienne depuis des décennies. Les dirigeants israéliens de droite comme de gauche ont régulièrement intimidé le reste du monde comme des adolescents en révolte. Le problème vient, bien entendu du fait que nous n’avons pas affaire à des individus isolés mais à une société organisé et à un Etat doté de l’arme atomique – dont après De Gaulle et Kennedy plus personne n’a eu le courage de leur interdire le développement.

En fait c’est l’échec de l’individualisme absolu occidental que nous renvoie Israël, comme un miroir. L’individu sans loi morale est légion en Israël. Le pays est devenu une société d’individus qui se vivent comme des « surhommes nietzschéens ». C’est ainsi que je lis l’article d’Orit Kamir. Paradoxe chez les héritiers d’un peuple qui a donné le Décalogue au monde.

Mais regardons la poutre dans notre œil: c’est d’Europe qu’est parti, il y a quelques siècles le rejet absolu de la morale et l’exaltation de l’absence de règles. Notre philosophie politique et éthique a, depuis Machiavel, voulu couper le lien entre politique et éthique. Rompant en cela non seulement avec le christianisme mais avec toute la philosophie antique – fondée sur la notion de bon gouvernement. Quelle est la différence entre Cicéron, Tacite, Sénèque, d’une part, et Machiavel, Marx ou Nietzsche? Les premiers décrivent la violence nue mais ils maintiennent la supériorité du code éthique sur « l’état de nature »; les seconds enracinent dans l’amoralisme leurs propositions de remplacement de l’ordre existant.

C’est fondamental de comprendre cela: la morale, pour être efficace, est inséparable de la liberté. Elle ne peut pas être imposée par la force. On passe de l’individu à la personne quand on reconnaît (1) que l’individu n’est pas une monade, qu’il ne vit pas sans relations; (2) que la loi morale est fragile, car elle est inculquée par l’éducation et demande une adhésion de l’individu; (3) qu’une société ne peut pas survivre sans code moral; (4) que la fragilité de ce code moral ne justifie pas son abandon mais au contraire, de faire appel à un renforcement de la liberté pour aider l’individu à résister aux emballements mimétiques – pour parler comme René Girard – qui incitent à piétiner l’éthique.

Au plan individuel, le rejet de la loi morale a certes un coût social mais il est supportable. Ce dont l’époque moderne a fait l’expérience, cependant, c’est la constitution de collectifs faisant de l’amoralité absolue une vertu: c’est l’histoire de toutes les sociétés totalitaires depuis les Jacobins jusqu’à l’Israël d’aujourd’hui. Orit Kamir décrit très bien le sentiment angoissant que crée l’absence d’opposition dans l’Israël moderne.

Pour beaucoup d’entre nous, qui avons dénoncé les faits de Gaza depuis 19 mois, l’absence de réaction – sinon récemment et tardivement – des élites de notre pays face à l’abomination du massacre des Palestiniens reste une énigme. C’est bien pourquoi il est essentiel de comprendre que nous sommes incapables d’arrêter Netanyahou et Tsahal à Gaza parce que nos sociétés sont en fait rongées par le même amoralisme que la société israélienne. Le silence devant le massacre de Gaza en dit plus que nous ne le voudrions devant le vide moral des sociétés occidentales postmodernes.

Le Courrier des Stratèges