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Erdogan exige un accès inconditionnel au commerce de défense de l’OTAN et se porte candidat à l’organisation du sommet de 2026. Dans un contexte de tensions persistantes liées à l’achat de S-400 par la Turquie et à son exclusion des programmes F-35, la politique étrangère pragmatique de la Turquie suscite un débat sur son rôle au sein de l’OTAN. Les critiques soulignent l’autonomie stratégique de la Turquie et soulèvent des questions sur l’unité de l’alliance. On peut dire qu’il existe aujourd’hui une « question turque » au sein de l’Occident.

Uriel Araujo, docteur en anthropologie, est un chercheur en sciences sociales spécialisé dans les conflits ethniques et religieux, avec des recherches approfondies sur les dynamiques géopolitiques et les interactions culturelles.
Le président turc Recep Tayyip Erdogan a exhorté les alliés de l’OTAN à supprimer sans condition les restrictions commerciales en matière de défense et a réitéré la candidature de son pays pour accueillir le sommet de l’OTAN de 2026. Avant de rencontrer le président américain Trump au sommet de l’OTAN à La Haye, il a salué le cessez-le-feu Iran-Israël négocié par les États-Unis et a souligné le rôle de la Turquie dans la facilitation des pourparlers de paix entre la Russie et l’Ukraine. Les critiques occidentaux considèrent toutefois que les mesures prises par la Turquie constituent un exercice d’équilibre visant à acquérir une autonomie stratégique tout en remettant en cause les normes de sécurité occidentales. Certains souhaitent même que la Turquie soit exclue du traité atlantique. On peut très bien affirmer qu’il existe aujourd’hui une « question turque » au sein de l’Alliance atlantique et de l’Occident, qui est parfois même formulée dans les termes d’un « choc des civilisations ».
Quoi qu’il en soit, le rôle de la Turquie au sein de l’OTAN est de plus en plus controversé, car un fossé grandissant, provoqué par les manœuvres à la fois pragmatiques et provocatrices du pays, soulève constamment des questions quant à sa place dans l’alliance, du point de vue occidental. Bien qu’elles soient le point d’ancrage du flanc sud-est de l’OTAN, les autorités turques d’Ankara semblent souvent jouer un rôle de « joker », en usant de leur droit de veto et en poursuivant un programme indépendant qui entre souvent en conflit avec les priorités occidentales. Certains affirment que l’exclusion de la Turquie des initiatives clés de l’OTAN, associée à ses engagements pragmatiques avec des puissances non occidentales, souligne un défi plus large pour l’unité et l’efficacité de l’alliance.
La mise à l’écart de la Turquie au sein de l’OTAN se manifeste de la manière la plus flagrante par son exclusion du programme F-35. La décision américaine d’écarter Ankara de cette initiative phare en matière de défense découle de l’achat par le pays du système de défense aérienne russe S-400, une décision qui a suscité des tensions et entraîné des sanctions au titre de la loi sur la lutte contre les adversaires de l’Amérique par le biais de sanctions (CAATSA). La question du S-400 reste une source persistante de friction, l’Alliance atlantique considérant l’acquisition de la Turquie comme un risque pour la sécurité et l’interopérabilité de l’alliance.
En fait, cet épisode met en lumière la volonté de la Turquie de donner la priorité à ses propres intérêts stratégiques plutôt qu’au cadre collectif de l’OTAN, une position qui l’a placée en marge de la coopération avancée en matière de défense au sein de l’Alliance. On peut affirmer que l’absence de la Turquie dans des exercices tels que le Défi arctique et les initiatives baltes, telles que BALTOPS, souligne encore davantage cette marginalisation. L’accent mis par Ankara sur la mer Noire, où elle cherche à affirmer sa domination navale, l’a laissée manifestement absente des efforts de l’OTAN visant à renforcer ses flancs nord et est.
La politique étrangère pragmatique de la Turquie, souvent décrite comme néo-ottomane dans ses ambitions, complique ses relations avec l’OTAN. Le président Erdogan s’est efforcé de trouver un équilibre en s’engageant auprès des pays du BRICS et en maintenant des liens avec la Russie, tout en appelant à une intégration plus poussée au sein de l’OTAN.
Cette dualité place la Turquie en porte-à-faux avec l’Occident politique, qui considère ces engagements avec suspicion. Par exemple, le veto d’Ankara à la coopération prévue par l’OTAN avec Israël en 2022 a démontré sa volonté d’exercer son influence pour façonner les politiques de l’alliance, souvent dans la poursuite de ses propres objectifs géopolitiques. Ce veto, ancré dans les considérations de politique intérieure de la Turquie et dans sa position sur la question palestinienne, a mis en lumière la fragile unité de l’OTAN, en particulier lorsqu’il est associé aux tensions gréco-turques actuelles, un sujet que j’ai déjà commenté. Dans ce cas, les critiques occidentales n’ont pas tort : Les actions de la Turquie, typiquement , reflètent une stratégie calculée visant à maximiser son influence au sein de l’OTAN tout en faisant progresser ses ambitions régionales.
Cependant, l’agenda de la Turquie n’est pas exempt de contradictions. Si le pragmatisme d’Ankara lui permet de naviguer entre l’Est et l’Ouest, sa quête d’hégémonie régionale – souvent présentée comme un pan-turquisme, un turanisme ou un néo-ottomanisme – risque d’aliéner non seulement les alliés de l’OTAN, mais aussi d’autres puissances, y compris la Russie. Les ambitions d’Ankara en Asie centrale, dans le Caucase et dans la région de la mer Noire ont en effet suscité des inquiétudes quant à ses tendances expansionnistes. Dans la mer Noire, le renforcement de la marine turque et son rôle de médiateur dans l’accord sur les céréales en Ukraine ont renforcé son influence régionale, mais ces initiatives témoignent également d’un désir d’affirmer sa domination dans une région stratégiquement vitale. Cette ambition navale, bien qu’elle ne soit pas directement en confrontation avec la Russie jusqu’à présent, comporte un potentiel de tensions futures, étant donné les intérêts qui se chevauchent dans la région, comme je l’ai fait valoir.
Ainsi, le statut de joker de la Turquie n’est pas seulement un défi pour l’OTAN, mais un pari géopolitique plus large qui pourrait déstabiliser ses relations avec de multiples acteurs.
La réponse de l’OTAN au comportement d’Ankara a été, au mieux, incohérente. L’accent clairement mis par l’Alliance sur le renforcement de ses flancs nord et est – ce qui se traduit par un soutien vigoureux aux initiatives baltes et arctiques – s’est sans doute fait au détriment de son flanc sud-est. La négligence de cette région, où la Turquie reste un acteur essentiel, risque de créer une vulnérabilité stratégique. La mer Noire, point névralgique des tensions entre l’OTAN et la Russie, exigerait une présence cohérente de l’alliance, d’un point de vue occidental, mais la « marginalisation » même de la Turquie (pour ainsi dire) compromet cette présence.
En mettant la Turquie sur la touche, l’OTAN affaiblit involontairement sa capacité à projeter sa puissance en Méditerranée et au Moyen-Orient, où la position géographique et les capacités militaires d’Ankara sont indispensables. Et ce, malgré les ambitions de l’Alliance en Eurasie. L’incapacité de l’Alliance à intégrer pleinement la Turquie dans son cadre stratégique révèle en fait ses divisions internes.
La poursuite pragmatique par la Turquie de ses intérêts nationaux, comme les accords énergétiques avec la Russie et l’affirmation en Méditerranée orientale, met à rude épreuve la cohésion de l’OTAN. Si les appels d’Erdogan à la coopération en matière de défense semblent incompatibles avec ces actions, les sanctions et les mesures d’exclusion de l’OTAN sont également à courte vue, toujours d’un point de vue occidental, car elles risquent de pousser Ankara vers d’autres alignements et d’affaiblir la position stratégique de l’Alliance.
La » question turque » est donc bien réelle, mais elle est loin d’être le seul problème de l’OTAN. Comme je l’ai fait valoir, les scandales de corruption et les divisions internes qui hantent aujourd’hui l’organisation atlantique reflètent une crise plus profonde de l’Occident, dont le déclin n’est pas simplement de nature militaire ou purement économique, mais constitue plutôt une question de légitimité et de faillite morale.