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économie du génocide, éthique de capitalisme, capitalisme allemend, De gaulle, Fascisme, la crise occidentale, méchanceté des hommes
par Edouard Husson

Depuis son invention en Italie du Nord au XIIème siècle, le capitalisme a reposé sur des vertus bien identifiables: la sobriété personnelle, qui permet l’épargne; le sens du temps long, qui permet l’investissement; et l’incitation universelle au travail, qui différencie clairement la culture occidentale des civilisations qui l’ont précédée. Ce sont ces vertus, cultivées par l’Europe chrétienne, qui ont permis cette innovation fondamentale, dans la durée, qu’a été le décollage économique du monde. Bien entendu, la route a été semée d’embûches: plus le capitalisme s’est affirmé, plus il a couru le risque d’être confisqué par différentes passions et mauvaises habitudes héritées du passé. Régulièrement, le progrès capitaliste est détourné de son sens; avec, en réaction, sa mise en cause radicale par des courants idéologiques qui ont confondu le progrès capitaliste et la survivance des vieilles dispositions archaïques de l’humanité au pillage et à la (mise en) servitude. De ce point de vue, le rapport publié par Francesca Albanese sur le profit que tirent un certain nombre de grandes entreprises occidentales de la politique israélienne d’apartheid, et de nettoyage ethnique des Palestiniens, est passionnant, parce qu’il permet de comprendre que le capitalisme, comme tous les progrès humains, est une réalité infiniment fragile, à protéger contre tout déchaînement de violence et tout abus de pouvoir.

Le document publié par Francesca Albanese, rapporteur spécial des Nations Unies sur les territoires palestiniens, et intitulé « De l’économie de l’occupation à l’économie du génocide« , est un pavé dans la mare. Il établit très clairement que de nombreuses entreprises sont partie prenante à l’occupation israélienne des territoires palestiniens; et, aujourd’hui, au génocide.
La guerre est un commerce. Le génocide aussi. Le dernier rapport présenté par Francesca Albanese, rapporteuse spéciale sur les territoires palestiniens occupés, dresse la liste de 48 entreprises et institutions, dont Palantir Technologies Inc., Lockheed Martin, Alphabet Inc., Amazon, International Business Machine Corporation (IBM), Caterpillar Inc., Microsoft Corporation et le Massachusetts Institute of Technology (MIT), ainsi que des banques et des sociétés financières telles que Blackrock, des assureurs, des sociétés immobilières et des organisations caritatives, qui, en violation du droit international, tirent des milliards de dollars de l’occupation et du génocide des Palestiniens.
Le rapport, qui comprend une base de données de plus de 1 000 entités collaborant avec Israël, exige que ces entreprises et institutions rompent leurs liens avec Israël ou soient tenues responsables de complicité dans des crimes de guerre. Il décrit « l’occupation éternelle » d’Israël comme « le terrain d’essai idéal pour les fabricants d’armes et les géants de la technologie, qui bénéficient d’une offre et d’une demande importantes, d’un contrôle limité et d’une absence totale de responsabilité, tandis que les investisseurs et les institutions privées et publiques en tirent librement profit ».
« Le génocide à Gaza n’a pas cessé parce qu’il est lucratif, il est rentable pour beaucoup trop de gens », m’a déclaré Mme Albanese. « C’est un business. Il existe des entreprises, y compris dans des États favorables à la Palestine, qui depuis des décennies font des affaires et tirent profit de l’économie de l’occupation. Israël a toujours exploité les terres, les ressources et la vie des Palestiniens. Les profits ont continué et ont même augmenté à mesure que l’économie de l’occupation s’est transformée en une économie de génocide ».
En outre, a-t-elle ajouté, les Palestiniens ont fourni « des terrains d’entraînement illimités pour tester les technologies, tester les armes, tester les techniques de surveillance qui sont aujourd’hui utilisées contre les populations partout dans le monde, du Sud au Nord ».
Nous ne sommes donc pas étonnés de constater que le gouvernement américain ait décidé de sanctions contre Madame Albanese. Malgré la réprobation que ces sanctions suscitent dans l’opinion mondiale, l’enjeu est de taille pour les mastodontes du capitalisme américain. A vrai dire, il n’y a pas que des entreprises américaines, ni seulement occidentales – sur les 1000 entreprises recensées, on trouve des capitaux chinois, coréens, japonais, mexicains etc….
On comprend ce qu’établit Madame Albanese: l’occupation, le nettoyage ethnique et le génocide sont sources de profit et cela contribue à l’absence de pression sur Israël de la part des gouvernements du monde.
On comprend la gêne, aussi de nombreux conservateurs et libéraux: ils ont peur de sombrer dans une argumentation gauchiste ou marxisante. Comment, on peut vraiment expliquer la prorogation d’un génocide par le profit qu’y trouve un certain nombre d’entreprises ? Mais c’est une thèse scandaleuse, regardez comme LFI s’en donne à cœur joie!
Pourtant, si vous voulez défendre le capitalisme, il vaut mieux regarder la réalité en face, prendre le taureau par les cornes!
Dans ce qui suit, je propose d’inverser l’analyse habituellement proposée. Ce n’est pas le capitalisme qui est immoral: au contraire, je vais expliquer pourquoi il a représenté un énorme progrès pour l’humanité. En revanche, des êtres immoraux peuvent pervertir le capitalisme, et l’histoire du monde depuis le Moyen-Age nous en donne assez d’exemples.
Pourquoi le capitalisme a été un progrès moral
Contrairement à ce qu’affirme Max Weber, le capitalisme n’est pas né de l’éthique du protestantisme au XVIème-XVIIème siècle. Le capitalisme, cela étonnera peut-être certains lecteurs, est né dans le nord de l’Italie (catholique) du XIIème siècle. Les moines cisterciens, qui ont inventé le management moderne, dégageaient des bénéfices de leurs domaines agricoles. Ayant fait vœu de pauvreté, les moines ne pouvaient pas consommer ces bénéfices. Ils se tournèrent alors vers les banquiers des villes d’Italie du Nord pour leur confier leur argent. Ceux-ci disposèrent alors de liquidités qu’ils mirent à la disposition d’artisans, de marchands, de commerçants…..Les intérêts de ces sommes placées et prêtées revenaient dans les monastères, permettant aux moines d’investir dans la modernisation mais aussi dans la construction de nouveaux monastères de l’Ordre de Saint Bernard, de créer des œuvres de charité etc….
Comprenons la révolution morale qu’ont amené les moines:
+ la mise en valeur du travail universel. Le premier ordre a avoir présenté le travail on plus comme une malédiation mais une bénédiction, émancipatrice, et une coopération – de tous – avec le Dieu créateur, c’est l’Ordre père des Bénédictins. Leurs fils, les Cisterciens prolongèrent la réhabilitation chrétienne du travail, béni par Dieu (Jésus dit « Mon Père et moi, nous sommes toujours à l’œuvre ». (Jean V,17) par le développement d’une raison pratique, d’une organisation rationnelle du. Ils y ajoutèrent deux autres séries de considérations:
+ la vertu de l’épargne. La frugalité, la sobriété et l’épargne qui en résultent étaient bien entendu filles de la pauvreté, à laquelle les moines s’engageaient par vœu. Jusque-là avait régné un esprit de thésaurisation et d’accaparement, pour ceux qui avaient accès à la richesse. La morale de l’Evangile condamne autant l’avarice et la thésaurisation que la dilapidation. L’avare, c’est celui qui accapare l’argent, qui ne le met pas au service de la société. Le dilapidateur le plus célèbre de l’Evangile, à l’opposé, c’est le fils prodigue. Précisant sa pensée, l’Eglise du Moyen-Age mettait en valeur l’investissement.
+ Qui dit investissement dit sens du temps. Le christianisme fait sortir l’humanité du mythe pour la faire entrer dans l’histoire. Le temps est orienté. De même que Dieu, par Providence, crée dans le temps, de même l’homme créé est appelé (par prudence, même mot que providence) à différer son envie de consommation ou de jouissance pour bâtir dans le temps long. Bien entendu, les moines prenaient au sérieux les paraboles de l’Evangile autorisant le prêt à intérêt – ainsi celle de la fructification des talents (Matthieu, chap.XXV). La circulation de l’argent et sa rémunération ne sont plus, depuis l’Evangile, de mauvaises choses. Essentiellement, les moines cisterciens et les banquiers qui recevaient leur épargne pour la faire fructifier, substituaient à l’usure, écrasement du débiteur par un taux d’intérêt exorbitant, le prêt à taux modéré, celui qui fonde l’économie moderne.
Le capitalisme est une invention chrétienne
Tous les aspects que je viens de mettre en valeur sont bien illustrés dans un merveilleux ouvrage de Charles Gave, intitulé Un libéral nommé Jésus. Cependant la faiblesse de l’analyse de Gave vient de ce qu’il confond le capitalisme réel avec le modèle forgé par le Moyen-Age catholique, pensé par les théologiens de l’Ecole de Salamanque, et développé, sur ce point Max Weber a raison, dans le monde protestant autant que dans le monde catholique.
En effet, de même que le chrétien, en général, est pécheur et ne peut que se rapprocher de l’imitation parfaite du Christ, de même, l’entrepreneur est susceptible de ne pas réaliser le modèle forgé par les siècles, des couvents cisterciens aux entreprises modernes; des banques médiévales à celles d’aujourd’hui. L’émergence de la doctrine sociale de l’Eglise, à partir de Léon XIII, comporte à la fois une critique sévère du socialisme, contraire aux aspirations profondes de l’être humain et une critique des dévoiements du capitalisme moderne.
Le capitalisme n’a cessé d’être dévoyé: du Doge de Venise conduisant la flotte vénitienne vers le pillage de Byzance aux grandes entreprises listées dans le rapport de Madame Albanese pour leur soutien à l’occupation, au nettoyage ethnique et au génocide des Palestiniens, l’Occident capitaliste a une longue histoire de pillages, de violences, d’oppression, voire d’esclavage, de populations entières.
En inventant le capitalisme, le christianisme occidental médiéval a émancipé l’humanité. Il a permis à l’individu de se développer et de participer à l’œuvre divine. Mais l’homme est libre. Les Etats peuvent dévaluer la monnaie, les marchands peuvent préférer l’aide des conquistadores au « doux commerce » (Montesquieu), les banquiers peuvent retomber dans l’usure. Les Anglais ont détruit la Chine au XIXème siècle par la guerre de l’opium etc…Les entreprises peuvent coopérer avec une économie de camps de concentration ou alimenter un génocide.
De ce point de vue, l’histoire de l’Allemagne moderne est exemplaire.
Révolution industrielle allemande, fascisme, ordo-libéralisme
Par bien des aspects, l’histoire de l’Allemagne est exemplaire. Le pays s’était trouvé sur l’axe de diffusion du capitalisme européen, au Moyen-Age: les pratiques inventées en Italie du Nord avaient remonté la vallée du Rhône, investi la Suisse puis la vallée du Rhin, les « Pays-Bas » et, enfin le Bassin de Londres où, au XVIIème siècle, furent définitivement inventées les pratiques bancaires modernes, avant que le pays ne voie éclore la révolution industrielle.
Cette dernière se diffusa, en sens inverse, redescendant par la Belgique et les Pays-Bas vers l’Allemagne, la Suisse, jusqu’en Italie du Nord. L’Italie est devenue rapidement une puissance industrielle parce qu’elle avait inventé le socle capitaliste six siècles plus tôt. Mais c’est surtout de l’Allemagne que je voudrais parler.
L’Allemagne devint un géant industriel en un demi-siècle. Ce que Max Weber, qui insiste sur la productivité légèrement supérieure de l’Allemagne protestante sur l’Allemagne catholique à la fin du XIXème siècle, n’a pas vu, c’est le rôle essentiel du catholicisme social pour pondérer le choc de l’industrialisation sur la population ouvrière. En fait, une véritable émulation eut lieu entre le catholicisme social et le conservatisme protestant pour créer un modèle économique conforme à l’esprit du capitalisme né au Moyen-Age. Malheureusement il y manquait la composante libérale politique.
L’Allemagne fut entraînée par des forces précapitalistes dans une autre voie. La noblesse prussienne, la bourgeoisie devenue nationaliste, la vulnérabilité de la tradition social-démocrate allemande à la haine de la Russie, au nationalisme et à l’impérialisme, entraînèrent l’Allemagne dans la catastrophe de la Première Guerre mondiale. La défaite, les crises économiques – dues essentiellement à la destruction des relations monétaires propres au régime capitaliste occidental – la montée du nazisme ont définitivement fait dériver le capitalisme allemand, qui devint, dans les années 1930, soutien du nazisme puis partie prenante à l’économie de la guerre génocidaire.
Essentiel fut le ressourcement, après la Seconde Guerre mondiale, de l’Allemagne dans un mouvement que l’on a appelé ordo-libéralisme. Il retrouvait l’esprit du capitalisme médiéval et moderne, en particulier avec son insistance sur l’éthique des acteurs, la stabilité monétaire, les vertus de l’épargne, le sens du long terme etc….C’est cet ordo-libéralisme qui a permis l’extraordinaire réussite de la République Fédérale d’Allemagne et la réconciliation européenne – laquelle a essentiellement consisté à reconstruire, dans l’Europe à Six du Marché Commun, l’axe de développement du capitalisme européen, que j’évoquais plus haut.
De Gaulle protecteur paradoxal du capitalisme
De manière intéressante, au moment où se construisait le marché commun à six, l’Allemagne fédérale insistait pour faire entrer la Grande-Bretagne dans la Communauté Economique Européenne et de Gaulle s’y opposait.
De Gaulle se méfiait de Londres comme cheval de Troie de l’impérialisme américain. Il croyait dans les vertus d’un capitalisme fondé sur les entreprises familiales (nord de la France, Benelux, Allemagne, Italie). Il avait grandi dans l’admiration du catholicisme social et son attachement à la participation en procédait. Il souhaitait la stabilité monétaire (l’étalon-or) contre l’arbitraire du dollar. Il croyait aux vertus de la compétition économique, au sein de la Communauté Economique Européenne – mais pensait que le libre-échange ne pouvait pas être universel sans ouvrir la voie aux prédations par les Etats les plus puissants. Il sentait instinctivement que la politique d’hégémonie américaine était mauvaise pour l’économie française et s’attachait pour cette raison à une équilibre des puissances où figurassent, la Russie et, à terme, la Chine.
De manière intéressante, l’Allemagne de l’Ouest a combattu le plan gaullien. Le Chancelier Brandt obtint de Georges Pompidou l’entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché Commun. L’Allemagne ne soutint pas le combat du Général pour un nouvel ordre monétaire international. Sous l’impulsion germano-britannique, l’idée de préférence commerciale européenne fut abandonnée, tandis qu’avec le traité de Maastricht, l’OTAN entra au cœur des traités européens, à rebours de la chute du communisme. J’ai décrit dans un ouvrage paru en 2019 combien l’action la plus importante du Chancelier Schröder fut de permettre la financiarisation du capitalisme allemand. L’entrée des grands fonds américains au capital des entreprises allemandes a rendu l’Allemagne, en 2022, totalement soumise aux exigences américaines de rupture avec la Russie. Nous voyons comment le tissu des petites et moyennes entreprises allemandes est lentement asphyxié, avec le risque de détruire l’héritage de l’ordo-libéralisme.
L’histoire de l’Allemagne des deux derniers siècles est passionnante parce qu’on y trouve aussi bien une illustration du vrai capitalisme que la destruction de ce dernier par le nationalisme, le militarisme, le désordre monétaire, la perte des vertus qui fondent le capitalisme etc….
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