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« La Palestine aura écrit ce chapitre tumultueux, non pas comme une note de bas de page dans les chroniques de conquérants potentiels, mais comme le nouveau vers d’une saga séculaire de peuples qui se sont soulevés contre l’injustice, le colonialisme et, aujourd’hui plus que jamais, la tyrannie néolibérale. »

Remarques de Francesca Albanese, rapporteur spécial des Nations unies sur la situation des droits de l’homme dans les territoires palestiniens occupés depuis 1967, lors de la conférence d’urgence des États du groupe de La Haye à Bogota, en Colombie.

Excellences, chers amis,

Je remercie les gouvernements de Colombie et d’Afrique du Sud d’avoir convoqué ce groupe, ainsi que tous les membres du groupe de La Haye, ses membres fondateurs pour leur position de principe, et les autres qui les rejoignent. Puissiez-vous continuer à croître et à renforcer la force et l’efficacité de vos actions concrètes.

Merci également au secrétariat pour son travail inlassable et, enfin et surtout, aux experts palestiniens – personnes et organisations qui se sont rendus à Bogota depuis la Palestine occupée, la Palestine historique/Israël et d’autres lieux de diaspora/d’exil, pour accompagner ce processus, après avoir fourni à HG des exposés  remarquables et fondés sur des preuves.

Et bien sûr, vous tous qui êtes ici aujourd’hui/

Il est important d’être ici aujourd’hui, à un moment qui pourrait s’avérer historique. Nous espérons que ces deux jours inciteront toutes les personnes présentes à travailler ensemble pour prendre des mesures concrètes afin de mettre fin au génocide à Gaza et, espérons-le, de mettre fin à l’effacement de l’histoire de l’humanité.

Palestinien pour ce qui reste de la Palestine, parce que c’est le terrain d’essai d’un système où la liberté, les droits et la justice deviennent réalité pour tous. Cet espoir, auquel des personnes comme moi s’accrochent, est une discipline. Une discipline que nous devrions tous avoir.  

Le territoire palestinien occupé est aujourd’hui un véritable enfer. À Gaza, Israël a démantelé jusqu’à la dernière fonction des Nations unies – l’aide humanitaire – afin d’affamer délibérément, de déplacer à maintes reprises ou de tuer une population qu’il a désignée pour être éliminée. En Cisjordanie, y compris à Jérusalem-Est, le nettoyage ethnique progresse par le biais d’un siège illégal, de déplacements massifs, d’exécutions extrajudiciaires, de détentions arbitraires et de tortures généralisées. Dans toutes les régions sous domination israélienne, les Palestiniens vivent sous la terreur de l’anéantissement, diffusée en temps réel à un monde qui les regarde. Le très petit nombre d’Israéliens qui s’opposent au génocide, à l’occupation et à l’apartheid – alors que la majorité applaudit ouvertement et appelle à plus de violence – nous rappelle que la libération d’Israël est elle aussi inséparable de la liberté des Palestiniens.

Les atrocités commises au cours des 21 derniers mois ne sont pas une aberration soudaine ; elles sont l’aboutissement de décennies de politiques visant à déplacer et à remplacer le peuple  palestinien.  

Dans ce contexte, il est inconcevable que les forums politiques, de Bruxelles à New York, débattent encore de la reconnaissance de l’État de Palestine – non pas parce que ce n’est pas important, mais parce que, depuis 35 ans, les États bloquent, refusent la reconnaissance, prétendent « investir dans l’Autorité palestinienne » tout en abandonnant le peuple palestinien aux ambitions territoriales implacables et rapaces d’Israël, ainsi qu’à ses crimes innommables. Pendant ce temps, le discours politique a réduit la Palestine à une crise humanitaire à gérer à perpétuité plutôt qu’à une question politique exigeant une résolution ferme et fondée sur des principes : mettre fin à l’occupation permanente, à l’apartheid et aujourd’hui au génocide. Et ce n’est pas la loi qui a échoué ou failli, c’est la volonté politique qui a abdiqué.

Mais aujourd’hui, nous sommes également témoins d’une rupture. L’immense souffrance de la Palestine a ouvert la voie à la possibilité d’une transformation. Même si cela ne se reflète pas (encore) pleinement dans les programmes politiques, un changement révolutionnaire est en cours – qui, s’il est maintenu, restera dans les mémoires comme un moment où l’histoire a changé de cours.  

C’est pourquoi je suis venu à cette réunion avec le sentiment d’être à un tournant historique, tant sur le plan discursif que politique.  

Tout d’abord, le discours change : il s’éloigne du « droit à l’autodéfense » invoqué sans cesse par Israël et s’oriente vers le droit palestinien à l’autodétermination, longtemps nié, et systématiquement invisibilisé, réprimé et délégitimé depuis des décennies. La militarisation de l’antisémitisme appliquée aux mots et aux récits palestiniens et l’utilisation déshumanisante du cadre du terrorisme pour l’action palestinienne (de la résistance armée au travail des ONG qui recherchent la justice dans l’arène internationale) ont conduit à une paralysie politique mondiale qui a été intentionnelle. Il faut y remédier. Le moment est venu.

Deuxièmement, nous assistons à la montée d’un nouveau multilatéralisme : fondé sur des principes, courageux, de plus en plus dirigé par la majorité mondiale – je regrette de ne pas avoir encore vu les pays européens en faire partie. En tant qu’Européen, je crains ce que la région et ses institutions en sont venues à symboliser pour beaucoup : une sodalité d’États prêchant le droit international mais guidés davantage par une mentalité coloniale que par des principes, agissant comme des vassaux de l’empire américain, alors même qu’il nous entraîne de guerre en guerre, de misère en misère et, en ce qui concerne la Palestine, de silence en complicité.

Mais la présence de pays européens à cette réunion montre qu’une autre voie est possible. Je leur dis : le groupe de La Haye a le potentiel de signaler non seulement une coalition, mais aussi un nouveau centre moral dans la politique mondiale. S’il vous plaît, soyez à leurs côtés.  

Des millions de personnes regardent, espérant un leadership capable de donner naissance à un nouvel ordre mondial ancré dans la justice, l’humanité et la libération collective. Il ne s’agit pas seulement de la Palestine. Il s’agit de nous tous.

Les États dotés de principes doivent se montrer à la hauteur de ce moment. Ils n’ont pas besoin d’allégeance politique, de couleur, de drapeau de parti politique ou d’idéologie : ils doivent être soutenus par des valeurs humaines fondamentales. Celles qu’Israël écrase impitoyablement depuis 21 mois maintenant.

En attendant, j’applaudis la convocation de cette conférence d’urgence à Bogota pour faire face à la dévastation incessante de Gaza. C’est donc sur ce point qu’il faut se concentrer. Les mesures adoptées en janvier par le groupe de La Haye étaient symboliquement puissantes. Elles ont donné le signal du changement discursif et politique nécessaire. Mais il s’agit du strict minimum. Je vous demande instamment d’élargir votre engagement. Et de transformer cet engagement en actions concrètes, sur le plan législatif et judiciaire, dans chacune de vos juridictions. Et de réfléchir avant tout à ce que nous devons faire pour mettre fin à l’assaut génocidaire. Pour les Palestiniens, en particulier ceux de Gaza, cette question est existentielle. Mais elle s’applique aussi à notre humanité à tous.  

Dans ce contexte, ma responsabilité est de vous recommander, sans compromis et sans passion, le remède à la cause première. Il y a longtemps que nous n’avons plus à nous occuper des symptômes, la zone de confort de trop de gens aujourd’hui. Et mes paroles montreront que ce que le groupe de La Haye s’est engagé à faire et envisage d’étendre, est un petit engagement vers ce qui est juste et dû sur la base de vos obligations en vertu du droit international.

Des obligations, pas de la sympathie, pas de la charité.

Chaque État doit immédiatement revoir et suspendre tous ses liens avec Israël. Leurs relations militaires, stratégiques, politiques, diplomatiques, économiques – qu’il s’agisse d’importations ou d’exportations – et veiller à ce que leur secteur privé, leurs assureurs, leurs banques, leurs fonds de pension, leurs universités et autres fournisseurs de biens et de services dans les chaînes d’approvisionnement fassent de même. Considérer l’occupation comme une affaire courante revient à soutenir ou à fournir une aide ou une assistance à la présence illégale d’Israël dans le territoire palestinien occupé. Ces liens doivent être rompus de toute urgence. J’aurai l’occasion de m’étendre sur les détails techniques et les implications lors de nos prochaines sessions, mais soyons clairs, je veux parler de la rupture des liens avec Israël dans son ensemble. Il n’est pas possible de couper les liens uniquement avec les « composantes » d’Israël dans le territoire palestinien occupé.

Ceci est conforme au devoir de tous les États découlant de l’avis consultatif de juillet 2024 qui a confirmé l’illégalité de l’occupation prolongée d’Israël, qu’il a déclarée équivalente à la ségrégation raciale et à l’apartheid. L’Assemblée générale a adopté cet avis. Ces conclusions du site sont plus que suffisantes pour agir. En outre, c’est l’État d’Israël qui est accusé de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité et de génocide, et c’est donc lui qui doit être responsable de ses méfaits.

Comme je l’affirme dans mon dernier rapport au Conseil des droits de l’homme, l’économie israélienne est structurée de manière à soutenir l’occupation, et elle est maintenant devenue génocidaire. Il est impossible de dissocier les politiques et l’économie de l’État d’Israël de ses politiques et de son économie d’occupation de longue date. Elles sont inséparables depuis des décennies. Plus les États et d’autres acteurs restent engagés, plus l’illégalité au cœur du conflit est légitimée. C’est cela la complicité. Aujourd’hui, cette économie est devenue génocidaire. Il n’y a pas de bon Israël, ni de mauvais Israël.

Je vous demande de considérer ce moment comme si nous étions assis ici dans les années 1990, en train de discuter du cas de l’Afrique du Sud de l’apartheid. Auriez-vous proposé des sanctions sélectives à l’encontre de l’Afrique du Sud pour sa conduite dans les différents bantoustans ? Ou auriez-vous reconnu le système pénal de l’État dans son ensemble ? Et là, ce que fait Israël est pire. Cette comparaison est une évaluation juridique et factuelle étayée par des procédures judiciaires internationales auxquelles participent de nombreuses personnes dans cette salle.  

Voilà ce que signifient des mesures concrètes. Négocier avec Israël sur la manière de gérer ce qui reste de Gaza et de la Cisjordanie, à Bruxelles ou ailleurs, est un déshonneur total du droit international.

Et aux Palestiniens et à ceux qui, aux quatre coins du monde, les soutiennent, souvent au prix de grands sacrifices, je dis que, quoi qu’il arrive, la Palestine aura écrit ce chapitre tumultueux, non pas comme une note de bas de page dans les chroniques de conquérants potentiels, mais comme le nouveau couplet d’une saga séculaire de peuples qui se sont soulevés contre l’injustice, le colonialisme et, aujourd’hui plus que jamais, contre la tyrannie néolibérale.