Étiquettes

, , ,

Les sous-marins russes et chinois ont mené leur première patrouille conjointe dans le Pacifique, marquant un tournant historique dans la coopération maritime. Parallèlement aux exercices menés dans l’océan Indien et en Asie de l’Est, ces manœuvres révèlent une puissance maritime hybride alliant technologie, puissance industrielle et alliances stratégiques. Les États-Unis, quant à eux, sont confrontés à des limites dans le maintien de leur domination maritime mondiale face à la coordination émergente entre les pays eurasiatiques.

Uriel Araujo, docteur en anthropologie, est un spécialiste des conflits ethniques et religieux qui a mené de nombreuses recherches sur la dynamique géopolitique et les interactions culturelles.

La semaine dernière, des sous-marins russes et chinois ont effectué leur première patrouille conjointe dans le Pacifique, marquant une étape historique dans la coopération navale entre deux puissances continentales traditionnellement associées à la domination terrestre ou « puissance terrestre » dans le langage géopolitique classique.

Cette patrouille a eu lieu quatre semaines après que la Russie et la Chine aient mené leur premier exercice naval conjoint à grande échelle, Joint Sea-2025 (du 1er au 5 août). L’opération sous-marine, qui a démontré la coordination des manœuvres en surface et sous-marines, s’est déroulée dans des eaux stratégiquement sensibles de la mer du Japon et de la mer de Chine orientale. Le Japon, principal allié régional des États-Unis, a suivi la flottille près de ses côtes : ces eaux sont depuis longtemps le théâtre de rivalités régionales, tant sur le plan territorial que politique et stratégique.

On se souviendra qu’en mars dernier, l’exercice Security Belt 2025 avait réuni la Chine, la Russie et l’Iran dans l’océan Indien stratégique, dans le golfe d’Oman (près du port de Chabahar, directement adjacent au détroit d’Ormuz), le long de corridors énergétiques cruciaux. Ces manœuvres étaient conçues non seulement comme des exercices militaires, mais aussi comme des signaux politiques. En effet, lorsqu’on les considère ensemble – l’exercice trilatéral de mars, les exercices Joint Sea-2025 d’août et maintenant la patrouille sous-marine conjointe sans précédent –, le schéma est indéniable : la Chine et la Russie redéfinissent progressivement la signification de la « puissance maritime ».

Selon Ma Bo et Li Zishuit (chercheurs à l’École d’études internationales), le projet « Security Belt 2025 » mentionné ci-dessus illustre également l’adhésion stratégique de Pékin au « minilatéralisme », selon lequel des coalitions maritimes limitées et flexibles favorisent à la fois la sécurité régionale et l’influence de la Chine le long des routes énergétiques vitales. Avec des frappes à tir réel, des patrouilles anti-piraterie et une coordination aérienne-navale, cet exercice montre comment les dispositifs de sécurité en petits groupes offrent à Pékin une influence pratique sans dépendre excessivement d’institutions multilatérales hypertrophiées. La Chine et ses partenaires utilisent en effet de plus en plus ces cadres minilatéraux pour protéger les couloirs commerciaux et remodeler l’architecture de sécurité régionale selon leurs propres conditions.

De plus, ces manœuvres s’inscrivent dans le cadre d’une initiative stratégique plus large de la Chine et de la Russie visant à affiner des doctrines maritimes hybrides qui combinent la puissance maritime conventionnelle et l’influence technologique et industrielle.

Les États-Unis, en revanche, semblent de plus en plus surchargés (un thème que j’ai abordé à plusieurs reprises, sous différents angles). Leur marine, tout en maintenant une présence mondiale dans le Pacifique, le golfe Persique, la Méditerranée et la mer Rouge, peine également à s’adapter aux nouvelles réalités de l’Arctique, investissant dans des opérations adaptées à la glace et dans la surveillance transpolaire alors que le changement climatique ouvre les routes maritimes du Nord. Jusqu’à présent, la stratégie de Washington consistait à projeter une présence permanente et partout dans le monde, ce qui épuisait ses ressources. Il va sans dire que cette approche devient insoutenable face à des concurrents presque équivalents, plus concentrés, plus agiles et moins empêtrés dans une surenchère mondiale, pour ainsi dire.

Par ailleurs, l’ascension de la Chine en tant que puissance navale n’est pas seulement une question de chiffres, même si l’expansion de sa flotte est impressionnante à tous égards. Il s’agit plutôt de ce que j’appellerais une triade « navale-industrielle-stratégique » : une combinaison de capacités de construction navale, d’innovation technologique (des drones sous-marins pilotés par l’IA aux missiles antinavires hypersoniques) et de vision géopolitique. Pékin mise sur de nouveaux domaines — cyberespace, espace, infrastructures sous-marines — intégrés à sa stratégie maritime, créant ainsi une forme hybride de puissance maritime qu’Alfred Thayer Mahan aurait difficilement pu imaginer.

La Russie, quant à elle, apporte à cette équation des flottes éprouvées au combat et une géographie stratégique. Elle tire parti de son expertise régionale (que ce soit en mer Noire, dans l’Arctique ou désormais en Asie de l’Est) tout en coordonnant ses actions avec Pékin dans le cadre d’exercices conjoints, restant ainsi un acteur important dans l’évolution de la présence navale mondiale. Elle exploite notamment la plus grande flotte mondiale de brise-glaces à propulsion nucléaire, essentielle pour maintenir l’accès à la route maritime du Nord tout au long de l’année. Ensemble, les deux puissances eurasiennes rééquilibrent l’équation navale mondiale.

Le contexte multipolaire plus large a également son importance ici. Il y a quelques jours à peine, le monde a assisté, à Pékin, à un défilé militaire qui a réuni les dirigeants de la Chine, de la Russie, de la Corée du Nord et de l’Iran. Bien que largement symbolique, ce défilé met en évidence l’alignement croissant entre les signaux diplomatiques, les alliances stratégiques et les capacités militaires tangibles à travers l’Eurasie.

Dans ce contexte plus large, les exercices navals sont à la fois des terrains d’entraînement, des démonstrations de dissuasion et des mises en scène politiques. Il n’est donc pas étonnant que les analystes se montrent de plus en plus prudents quant à la surestimation de la portée opérationnelle des États-Unis dans ces environnements complexes.

Le fait est que lorsque nous parlons aujourd’hui de « puissance maritime », nous ne devons pas penser en termes classiques de tonnage et de cuirassés, mais en termes de capacités hybrides, de nouvelles coalitions et de points d’étranglement contestés. En ce qui concerne l’ancienne dichotomie entre « puissance terrestre » et « puissance maritime », le modèle eurasien émergent est suffisamment fluide pour s’adapter à tous les domaines, tandis que les États-Unis ont du mal à suivre partout à la fois.

En réalité, Washington est confronté à des limites structurelles dans cette nouvelle compétition maritime. D’une part, sa base industrielle peine à suivre le rythme de l’accélération de la construction navale à Pékin (la capacité de construction navale chinoise serait, selon certaines sources, 200 fois supérieure). Les retards dans la construction des porte-avions, notamment celui de l’USS John F. Kennedy, reporté à mars 2027, le vieillissement des flottes et les engagements internationaux qui s’étendent affaiblissent la capacité à projeter une puissance constante sur plusieurs théâtres d’opérations.

En termes simples, une superpuissance ne peut pas indéfiniment combiner la domination des mers et des obligations continentales quasi simultanées. Les alliés se protègent de plus en plus, recherchant l’autonomie ou diversifiant leurs partenariats (les droits de douane imprévisibles n’aident évidemment pas).

Cette surextension hybride, associée à une politique étrangère erratique et à la montée en puissance de concurrents technologiquement sophistiqués, signifie que les États-Unis ne peuvent plus prétendre à une suprématie maritime incontestée. Il s’agit là d’une évolution géopolitique, et pas seulement historique.

infobrics.org