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Il est temps de dissiper définitivement l’illusion que cultivent encore les dirigeants français sur un destin franco-allemand commun.

Edouard Husson

Je serai heureux, sur ce blog, de publier régulièrement des auteurs invités. C’est un honneur de commencer par un beau texte de Michel Pinton qui jette une lumière crue sur la chimère franco-allemande qui habite encore la tête de nos gouvernants.
Je connais Michel Pinton depuis plus de trente-cinq ans: nous avions entamé, au moment où le mur de Berlin se fissurait puis s’effondrait, une conversation, jamais interrompue depuis lors. Pour reconstruire la France demain, des voix comme la sienne sont essentielles: fondateur de l’UDF à la fin des années 1970, député européen au début des années 1990, maire, entre 1995 et 2008, de Felletin, la petite ville de Creuse où sa famille a développé une manufacture de tapisserie d’Aubusson, Michel Pinton n’a cessé de réfléchir sur les grands enjeux politiques et stratégiques de notre temps, avec la hauteur de vue que procure une profonde culture historique. Il a beaucoup à nous transmettre.
Gravure de 1871: entretien entre le Chancelier Bismarck, Jules Favre et Adolphe Thiers

Michel Pinton:

Dans la marche de notre temps et notamment la guerre qui oppose la Russie à l’Ukraine, la France et l’Allemagne semblent marcher la main dans la main. Leurs principaux responsables –Macron et Merz- n’affirment-ils pas ensemble, leur « soutien indéfectible » à l’Ukraine ? Ne dénoncent-ils pas d’une même voix la « menace existentielle » qu’une victoire russe ferait peser sur l’Union européenne ? Ne sont-ils pas unis pour hâter le réarmement de nos deux peuples ? Et, de façon plus générale, ne communient-ils pas dans la vision d’un avenir commun ?

Je prends la liberté, dans le texte qui suit, de proposer une autre présentation de la relation franco-allemande. Il me semble que l’entente des deux gouvernements se fonde sur des malentendus inavoués plus que sur des réalités solides. Elle est donc plus fragile qu’elle ne paraît.

Essayons de le montrer.

De la Communauté européenne à direction française….

Après la seconde guerre mondiale, les élites françaises ambitionnaient, selon les mots de Charles de Gaulle, de « grouper, aux points de vue politique, économique et stratégique, les Etats qui touchent au Rhin, aux Alpes, aux Pyrénées puis faire de cette organisation, une des trois puissances planétaires » à côté de l’Amérique et de la Russie. « L’Europe des six » est née à cette fin. La volonté française lui a donné peu à peu son organisation. L’adhésion de l’Espagne, en 1986, a complété l’ensemble dont la France était le centre. Jamais, il est vrai, les gouvernements de Bonn, de Rome ou des autres capitales invitées à s’associer à celui de Paris, n’ont consenti à se détacher de la tutelle américaine pour former en commun une puissance indépendante. La France a dû mener seule sa politique mondiale. Au moins a-t-elle pu la mettre en œuvre sans être désavouée par ses partenaires, parce qu’elle était visiblement orientée vers l’apaisement des tensions entre l’Amérique et la Russie, la paix dans le monde, et la coopération entre tous les Etats de l’Europe.

….à l’Union Européenne dirigée par l’Allemagne!

L’Union européenne est née un demi-siècle plus tard. Dans son essence, elle regroupe les peuples d’Europe centrale autour d’un Etat qui n’est plus la France mais l’Allemagne. Elle est un accomplissement de la vocation allemande : pacifier, organiser et unir autour d’elle, de petites nations naturellement divisées, chamailleuses et pauvres. L’Union réalise le rêve que faisait Bismarck un siècle plus tôt : « Nous devons nous efforcer de réduire les inquiétudes que nous faisons naître, en usant loyalement et pacifiquement de notre force, afin de convaincre le monde qu’une hégémonie allemande sur le centre de l’Europe, sera plus inoffensive pour la liberté de nos voisins que l’hégémonie française, russe ou anglaise ». L’Europe allemande à vingt-sept s’est greffée sur une organisation imaginée par la France pour l’Europe à six. C’est pourquoi on croit que l’Union est une simple extension de la « Communauté » du passé. C’est inexact. Dans sa finalité, elle ne l’est pas.

L’Allemagne lui a donné en effet une ambition différente. Finie, l’idée d’une puissance capable d’arbitrer les rivalités entre l’Amérique et la Russie maintenant alliée à la Chine. Disparue, la perspective d’une politique planétaire. La France puisait dans l’Europe à six la vigueur nécessaire à sa vocation universelle. L’Allemagne est étrangère à l’universalité. Pour elle, l’action politique s’arrête aux limites de l’Europe centrale. L’hégémonie russe s’en est retirée. L’hégémonie française est impossible, les finances du gouvernement de Paris étant délabrées. Quant à l’hégémonie des Anglo-saxons, elle a semblé à l’Allemagne un complément utile de la sienne. Puisque l’Otan, c’est-à-dire la protection militaire des Etats-Unis, a permis la libération de son espace d’influence et préserve sa tranquillité, il est pour Berlin, un atout à conserver soigneusement. Tous les petits Etats qui sont devenus membres de l’Union après 1995, ont dû d’abord entrer dans l’Otan, à l’imitation de l’Allemagne. Ils ont été obligés, encore comme l’Allemagne, d’accepter les frontières de fait que la seconde guerre mondiale avait installées. Moyennant quoi, ils sont entrés avec empressement dans une organisation qui leur promettait, de façon « inoffensive », la liberté et la prospérité en même temps que la paix. L’inconvénient de ce système d’hégémonie conjointe, c’est qu’il soumet l’Union, toujours à la suite de l’Allemagne, à la stratégie mondiale, volontiers belliqueuse, d’une puissance qui n’est pas européenne, celle de Washington. La politique étrangère commune, en principe vouée à la paix, en est perturbée.

L’Allemagne ne sait pas très bien où s’arrête l’Europe centrale

Un autre problème gêne la tranquillité de l’Europe allemande. Il se ramène à une question : quelles sont les limites de l’Europe centrale ? Il est clair que la Tchéquie, l’Autriche, la Slovénie, par exemple, appartiennent à l’ensemble que le germanisme a toujours organisé. Mais la situation devient plus compliquée au-delà de ce premier cercle. La Hongrie a une mémoire historique assez longue pour connaître les risques d’une entente exclusive avec le géant allemand : elle cherche à équilibrer ses liens avec lui par des relations amicales avec d’autres grandes puissances. La Roumanie a rarement fait partie de la zone d’influence germanique, comme la Bulgarie. Toutes deux s’en accommodent dans la limite de leurs intérêts du moment, mais elles peuvent être conduites à s’en affranchir dès la première difficulté. Quant à l’Ukraine, elle lui est historiquement, culturellement et politiquement étrangère, sauf dans sa province occidentale. C’est pourquoi « l’intégration » de cette dernière dans l’Union, serait une extension de l’Europe allemande, difficile à justifier et encore plus difficile à réaliser. Elle raviverait dangereusement sa vieille rivalité avec la Russie. Les élites qui y poussent à Berlin, succombent à la tentation d’un excès de confiance en elles-mêmes. Elles reprennent une faute fréquente de la force germanique, qui a toujours eu des conséquences funestes pour l’Europe entière.

Un monde dirigeant allemand divisé

A vrai dire, la classe dirigeante allemande est plus divisée qu’elle ne le paraît à première vue. Trois chanceliers successifs, -Schröder, Merkel et Merz-, illustrent ses hésitations.

Commençons par Merz. Il est le représentant de la fraction la plus décidée à établir la prééminence allemande sur une Europe centrale dilatée au maximum. C’est cette fraction qui a entraîné l’Allemagne dans la guerre ukrainienne. La contrepartie inévitable de son choix met l’Union dans une dépendance de plus en plus pesante à la politique mondiale de Washington. Schröder a pris la voie opposée. Pour lui, l’histoire a montré que la paix et la prospérité de la zone d’influence allemande dépendaient d’une coopération systématique des grands Etats qui dominent l’espace de l’Atlantique à l’Oural. Il a entrepris de resserrer les liens de l’Allemagne avec la France et la Russie, en la libérant de la tutelle américaine. Entre les deux, Merkel a suivi une pratique attentiste, qui ne choisissait ni Washington ni Moscou ni Paris. Politique à courte vue, applicable dans une période de détente mais intenable en cas de conflit entre les trois partenaires possibles de l’Allemagne. Les évènements l’ont dissipée.

Mais le règne de la fraction que Merz dirige, est mal assuré. L’instinct populaire allemand sent les graves inconvénients d’une politique d’expansion excessive. Les progrès de l’extrême-droite et l’extrême-gauche, qui toutes deux réclament la paix avec la Russie, témoignent de la force du courant auquel Schröder a ouvert la voie.

Les dirigeants français, en voulant “l’Europe puissance”, renforcent “l’Europe allemande”

Et la France ? Quelle part peut-elle prendre dans cette Union qui la marginalise ? Ses élites sont si pénétrées de « foi européenne » qu’elles en sont devenues aveugles. La réalité leur échappe. Elles ne voient pas que la guerre d’Ukraine, si par extraordinaire elle s’achevait par une victoire du gouvernement de Kiev, étendrait l’Europe allemande et non pas « l’Europe puissance » dont elles rêvent. L’ambition française, déjà compromise par l’insouciance financière de ses gouvernements, entrerait irrémédiablement dans le domaine des chimères. Sarkozy s’était imaginé, au début de sa Présidence, qu’en faisant un pas vers nos partenaires, il les inciterait à faire à leur tour un pas vers notre idée d’une Europe indépendante : il a ramené notre pays sous la tutelle militaire des Etats-Unis. Son geste de bonne volonté a été interprété comme la réparation tardive d’une erreur stratégique. Il n’a impressionné personne, à commencer par l’Allemagne. La soumission de l’Europe à Washington en a été accrue. Nos élites n’en ont tiré aucun enseignement. « Européen » plus fervent encore que Sarkozy, Macron est allé plus loin que son prédécesseur dans les illusions de sa foi européenne : pensant avoir trouvé un levier nouveau dans le « danger existentiel » que, selon lui, la Russie fait peser sur l’Europe unie, il ne cesse de clamer, en écho déformé des idées de Charles de Gaulle, la nécessité d’une « Europe souveraine », qui ne doit plus « déléguer sa sécurité » aux Etats-Unis mais devenir capable « d’organiser une défense crédible du continent ». L’Europe centrale n’a retenu de ses propos que son caractère alarmant. Pour parer au « danger russe », elle a constaté la faiblesse des moyens militaires de la France et conclu au caractère indispensable de la protection américaine.

Ce que ferait un homme d’Etat français digne de ce nom

Un homme d’Etat français digne de ce nom, saurait que nos idées « d’Europe puissance » n’ont aucune chance d’entrer dans la réalité si deux conditions ne sont pas remplies : que l’Union établisse une relation de coopération, et non de confrontation, avec la Russie ; que l’Allemagne limite ses ambitions en Europe orientale. Elle s’affranchira alors aisément de la pesante tutelle américaine. Cette double exigence nécessiterait non seulement la clairvoyance simultanée des responsables français et allemands mais aussi leur ténacité conjointe à tenir le cap, à la manière d’Adenauer et De Gaulle ou de Chirac et Schröder. Leur récompense serait considérable : une paix stable sur tout notre continent. Mais l’engrenage dans lequel la France et l’Allemagne se sont laissé happer, rend ce projet presque impossible à réaliser dans les circonstances actuelles. Nous restons donc prisonniers de la guerre en Ukraine, de la hausse improductive de nos dépenses militaires e de notre soumission humiliante aux diktats de Washington.

Edouard Husson – Libres Propos