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Laurent Mauduit, journaliste et cofondateur du site Mediapart, constate, dans sa nouvelle enquête, que des chefs d’entreprise se préparent à collaborer avec le RN et ses alliés.
Laure de Charette
Laurent Mauduit, journaliste et cofondateur de Mediapart, lève le voile dans sa nouvelle enquête, intitulée Collaborations (La Découverte, septembre 2025), sur les complicités qui, discrètes hier encore, sont aujourd’hui de plus en plus souvent assumées entre le patronat et l’extrême droite en France.
Pourquoi cette enquête sur les relations entre les milieux d’affaires et l’extrême droite, et pourquoi aujourd’hui ?
J’avais le sentiment que, pendant très longtemps en France, les responsables des partis d’extrême droite étaient considérés comme infréquentables, y compris par les grands patrons. Mais j’ai compris que, depuis la dissolution de l’Assemblée en juin 2024, ce n’est plus le cas : des chefs d’entreprise, grands et petits, renoncent au « barrage républicain » et se préparent à collaborer avec le RN et ses alliés. J’ai aussi voulu analyser comment les connexions entre le patronat et l’extrême droite se sont renforcées dans notre pays sous l’effet de l’actualité américaine. Et une troisième raison, plus personnelle : le désir d’honorer la mémoire de mon père et de mon grand-père, déportés à Buchenwald.
Vous écrivez que le patronat et les milieux d’affaires occupent à nouveau une place particulière dans la montée de l’extrême droite. Qu’est-ce qui vous permet d’étayer cette affirmation ?
Les responsables de la montée de l’extrême droite sont nombreux : la gauche et ses politiques d’austérité, la droite dite républicaine qui pioche volontiers dans les programmes d’extrême droite, sans oublier les médias. Mais les milieux d’affaires occupent une place particulière car il n’y a jamais eu d’accession au pouvoir de l’extrême droite sans leur consentement ou leur aide; en 1922 en Italie, en 1933 en Allemagne et, plus récemment, au Chili. De nombreux indices montrent que les positions du patronat ont évolué : en 2002, Michel Pébereau (BNP) et Maurice Lévy (Publicis) prenaient ouvertement parti contre Jean-Marie Le Pen, « au nom des valeurs républicaines. » En 2012, Laurence Parisot (Medef) défendait l’idée que la dédiabolisation du RN était une imposture. Mais ces positions se sont peu à peu effritées.
Les patrons français qui se reconnaissent volontiers une responsabilité sociale et environnementale ne revendiquent plus aujourd’hui de responsabilité démocratique.
Les patrons français qui se reconnaissent volontiers une responsabilité sociale et environnementale ne revendiquent plus aujourd’hui de responsabilité démocratique. En 2024, ils n’ont plus du tout fait barrage au Rassemblement national. Le Medef a laissé entendre que le vrai danger n’était plus le RN mais le Nouveau Front Populaire. Son président Patrick Martin a déclaré il y a quinze jours que « Gabriel Attal, Bruno Retailleau et, dans une certaine mesure, Jordan Bardella se sont montrés les plus conscients des périls économiques. » Cette complaisance distingue les patrons français de leurs homologues allemands : en 2024, une trentaine d’entreprises d’outre-Rhin, dont certains des plus grands groupes du pays, ont signé une tribune contre l’AfD, intitulée « Debout pour nos valeurs ».
Quelle est la nature des relations entre le patronat et l’extrême droite aujourd’hui ?
On observe un dégradé de positions. Si celles de Bernard Arnault, Charles Beigbeder, Vincent Bolloré ou Pierre-Édouard Stérin sont désormais publiques, nombre d’autres patrons, plus discrets, leur emboîtent le pas et participent activement à la montée d’un projet politique raciste et liberticide. D’autres PDG se contentent de s’afficher aux côtés de personnalités notoirement proches du RN, sans toujours partager leurs valeurs : Patrick Pouyanné (Total) et François Villeroy de Galhau (Banque de France) ont ainsi participé à une réunion à l’Interalliée en présence de Sophie de Menthon (Ethic), proche de Marine Le Pen, sans en être gênés. Il y a seulement quinze ans, ils auraient été vus comme des moutons noirs !
Pendant les dernières législatives, la presse s’était focalisée sur un déjeuner entre Henri Proglio (ex-EDF, Veolia) et Marine Le Pen. Mon enquête montre que ce repas n’était pas un cas isolé : de nombreux grands patrons ont agi de même. Un système poreux s’est installé. Le ciment commun reste la détestation de la gauche et la peur du NFP, qui les réunit. Cela rappelle les années 1930 et le fameux « Plutôt Hitler que le Front populaire ». Les milieux d’affaires considèrent que le RN a renoncé à son programme étatiste et souverainiste, qu’il est devenu pro-business et pro-européen. Ils pensent donc pouvoir s’accommoder de ce parti, voire infléchir sa politique et lui imposer son agenda. C’est très inquiétant.
Mais certains vous opposeront qu’il est normal que le patronat rencontre les représentants d’un parti susceptible de gouverner demain…
Oui, c’est l’argument habituel des grands patrons : « on ne peut pas boycotter le RN qui séduit 30 % de nos salariés et de nos clients. » Mais rien ne leur interdit, en tant que citoyens, de prendre publiquement position, comme en 2002, contre Jean-Marie Le Pen ou comme l’ont fait leurs homologues allemands. Il y a une banalisation du danger du RN. Les grands patrons ont baissé la garde — mais, je le redis, ils sont loin d’être seuls en cause.
Vous alertez aussi sur la fascination de certains grands patrons français pour le capitalisme autoritaire et libertarien en vogue aux États-Unis ?
Certains d’entre eux affichent en effet des sympathies pour cet anarcho-capitalisme promu par Donald Trump aux États-Unis, par Javier Milei en Argentine et Jair Bolsonaro au Brésil. Et cela, même après le salut hitlérien d’Elon Musk ! Ce courant de pensée se propage notamment dans le secteur de la tech car il sert des intérêts purement mercantiles. Follow the money, comme ils disent. Les répliques de ce séisme risquent d’atteindre la France et d’y conforter l’extrême droite.
En quoi ces rapprochements entre milieux d’affaires et extrême droite menacent-ils la démocratie française ?
Le risque d’une catastrophe démocratique existe. Certains m’objectent qu’elle ne s’est pas produite en Italie, contrairement aux craintes. Mais la grande différence, c’est que la France est dotée d’un régime présidentiel, avec des pouvoirs exorbitants confiés à un seul homme. Si l’extrême droite arrive au pouvoir, avec des contre-pouvoirs affaiblis, la menace sera bien plus grave que dans un régime parlementaire comme celui de Giorgia Meloni.