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La situation est devenue tellement grave que même le président américain ne peut plus se plaindre du manque de liberté d’expression en Grande-Bretagne.

Par Martin Jay

Après le licenciement de la chroniqueuse noire Karen Attiah, rédactrice en chef du Washington Post, pour ses commentaires sur Charlie Kirk, la tendance à la censure des opinions politiques aux États-Unis semble se confirmer.

Puis vint le tour de l’animateur de télévision Jimmy Kimmel, également renvoyé pour ses commentaires sur le meurtre de Kirk. Cette décision est intervenue après que Kimmel a déclaré dans son émission :

“Nous avons atteint de nouveaux sommets ce week-end, avec le gang MAGA qui tente désespérément de présenter le jeune homme qui a assassiné Charlie Kirk comme quelqu’un d’autre qu’un des leurs, et fait tout son possible pour en tirer un avantage”.

Ainsi, le nouveau record historique aux États-Unis, que beaucoup considèrent encore comme le phare de la démocratie dans le monde libre, montre que les patrons des médias font désormais taire les commentateurs dont les opinions pourraient déplaire au régime Trump.

“Il s’agit clairement d’un abus de pouvoir du gouvernement”, a déclaré un collaborateur de Kimmel. “Il n’y a plus de liberté d’expression en Amérique si le gouvernement peut faire pression sur les entreprises pour qu’elles suppriment tout contenu susceptible de lui déplaire”,

a-t-il ajouté, après que Trump, qui méprise apparemment l’animateur de télévision, a qualifié la suspension de l’émission de “grand jour pour l’Amérique”.

C’est difficile à croire, mais Trump a finalement réussi à manipuler les médias et leurs collaborateurs. Il instaure une culture de la peur où soit il parvient à ses fins, soit il menace de s’en prendre à ceux qui ne se conforment pas à ses exigences.

L’attaque contre les émissions satiriques est un véritable signal d’alarme montrant à quel point la démocratie américaine n’est plus qu’une mascarade. La tradition satirique a toujours bénéficie d’une grande liberté, qu’il s’agisse d’ingérence politique ou de poursuites pour diffamation, tant dans le monde anglo-saxon que dans le monde occidental. Mais avec Trump, la tradition est révolue.

Ce nouveau climat médiatique a des conséquences désastreuses pour l’Amérique, dont l’élite continue de vanter les mérites d’une grande démocratie et d’un exemple pour le reste du monde dit libre. Depuis que Trump est au pouvoir, lui et J. D. Vance critiquent à juste titre le Royaume-Uni pour son manque flagrant de liberté d’expression, un pays qui emprisonne désormais plus de 3 000 personnes par an pour s’être exprimé sur les réseaux sociaux. Mais aujourd’hui, avec le licenciement de Kimmel, une mesure clairement politique des patrons d’ABC, l’ancienne colonie imite son maître. Le Royaume-Uni et les États-Unis sont désormais comparables aux pays que l’Occident se plaisait à railler pour leurs médias prétendument sous contrôle étatique, comme la Corée du Nord ou la Chine.

“Nous savons tous où cela mène, non ? Ce sont des médias sous contrôle. C’est de la folie”, affirme l’animateur de télévision David Letterman. “On ne peut pas licencier quelqu’un par peur ou pour faire de la lèche à une administration autoritaire et criminelle. Ce n’est tout simplement pas comme ça que ça doit se passer”.

Et malheureusement, c’est exactement ce à quoi ressemble le monde sous Trump 2.0. Récemment, alors qu’il se trouvait au Royaume-Uni pour un banquet officiel, on lui a demandé, lors d’une conférence de presse, qui, selon lui, du Royaume-Uni ou des États-Unis, souffre le plus d’absence de liberté d’expression. En réalité, la presse britannique est si imbriquée dans les rouages de l’État profond que la question impertinente posée par Robert Peston à Trump était en soi une performance satirique remarquable. Pourtant, en Grande-Bretagne, la satire politique existe et prospère dans des émissions telles que Have I Got News For You, preuve du déclin du journalisme. Il suffit de se pencher sur la façon dont la guerre en Ukraine est rapportée pour constater à quel point les arguments du ministère de la Défense britannique sont relayés par les journalistes, ou comment ces derniers sont victimes de la machine de propagande de Kiev et de ses mensonges. Par ailleurs, si le journalisme et le maintien de l’ordre atteignent un degré tel de parodie que ce qui est présenté comme des informations normales passe pour de la satire, c’est que la situation est grave. Récemment, au Royaume-Uni, un reportage a montré des policières se faisant passer pour des joggeuses afin d’arrêter des hommes qui les avaient importunées. Ce reportage vidéo, réalisé par une chaîne nationale, était si surréaliste qu’il semblait être l’œuvre de Chris Morris, le génie de la satire des années 1980, créateur de The Day Today et de Brasseye, deux émissions d’information parodiques interdites par la BBC elle-même en tant que censeur en chef.

Le Royaume-Uni a une longueur d’avance sur les États-Unis dans ce domaine. Toute satire dénonçant l’ineptie du gouvernement ou la corruption a été censurée depuis des décennies, de sorte que l’administration Trump et ses intimidations envers les autorités de régulation pour faire pression sur les chaînes américaines considérées comme hostiles au mouvement MAGA ont encore du chemin à faire.

La FCC, l’organisme fédéral américain théoriquement indépendant chargé de contrôler les ondes, prend des mesures directes pour contrôler les chaînes qui ne soutiennent pas le mouvement MAGA. Et le licenciement de Kimmel n’est pas le premier sujet de critique, tant de la part de la FCC que des avocats de Trump. Cette sanction fait suite aux poursuites judiciaires intentées par Trump contre 60 Minutes et The New York Times, ainsi qu’à l’annulation par CBS de The Late Show with Stephen Colbert.

Alors, en quoi les propos de Kimmel ont-ils choqué à ce point ? Peut-être justement pour ce qu’il a exprimé. En évoquant les réactions de Trump à l’annonce du décès de Kirk, il faisait allusion à la façon dont le président a répondu à un journaliste qui l’interrogeait sur la rénovation d’une partie de la Maison Blanche.

“Il en est au quatrième stade du deuil : le déni”, a plaisanté Kimmel. “Ce n’est pas ainsi qu’un adulte pleure le meurtre d’un ami. C’est plutôt la façon dont un enfant de quatre ans pleure la mort de son poisson rouge”.

Est-ce ce qui a fait disjoncter Trump, le poussant à décrocher son téléphone pour appeler les dirigeants d’ABC ? Ou pire encore, ces dirigeants ont-ils anticipé la colère de la Maison Blanche en se plantant eux-mêmes un couteau dans le dos ?

De nombreux pays du Sud, que Trump qualifierait certainement de “trous à rats”, disposent souvent dans leur constitution d’une clause interdisant de se moquer du président en exercice. C’est du moins ce à quoi on pourrait s’attendre venant de pays émergents, selon Trump. Cette clause serait-elle tacitement inscrite dans la Constitution américaine, avec l’accord des dirigeants de chaînes de télévision et de la FCC ? L’Amérique est-elle en passe de devenir un pays émergent ?

Strategic Culture