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Par ce texte collectif, issu d’une réunion spéciale de son comité de rédaction, la revue Esprit salue la reconnaissance française de l’État de Palestine. Ce geste, adressé au peuple palestinien, doit être un point de départ pour la réouverture d’un horizon politique dans ce conflit.   

Esprit

La revue Esprit salue la reconnaissance de l’État de Palestine par plusieurs pays, dont la France, à la tribune des Nations Unies le 22 septembre 2025. Elle restera sans doute l’un de ces rares évènements à pouvoir être qualifié à la fois de symbolique et d’historique.

Symbolique, car les conditions concrètes de réalisation d’un tel État sont plus incertaines que jamais : de l’existence d’un territoire habitable à celle d’institutions capables d’exercer les fonctions régaliennes, en passant par la possibilité pour la population de se déplacer librement à l’intérieur de ses frontières, le gouvernement israélien s’est employé méthodiquement à les rendre impossibles. Le bilan humain de la guerre en cours depuis deux ans, le déplacement forcé d’une population gazaouie affamée et l’accélération de la colonisation en Cisjordanie parachèvent le tableau dystopique d’un État fantôme, disparu avant même d’avoir existé. Au point que l’on peut se demander si la reconnaissance d’un État palestinien, dans l’état actuel des choses, ne s’inscrit pas dans la longue liste des usages fallacieux du discours, qui entérinent, en même temps qu’ils masquent, le divorce entre les mots et la réalité. Mais les symboles sont essentiels à la vie humaine, et le mouvement de l’histoire naît précisément de la mise en rapport d’un état actuel des choses avec un horizon d’attentes. En cela, la reconnaissance de l’État de Palestine est bien une décision historique.

Rappelons d’abord que la France rejoint par là une grande majorité des pays de l’ONU qui reconnaissaient déjà l’État palestinien. De ce point de vue la décision française n’est ni pionnière, ni particulièrement audacieuse. Mais il importait que la France joigne sa voix à toutes celles qui rappellent leur attachement à la solution à deux États, quand bien même ses contours restent à imaginer. Reconnaître l’État de Palestine ne relève pas seulement d’un impératif moral face à la destruction en cours, et encore moins d’une expression d’empathie à l’endroit des Palestiniens, qui ont bien d’autres besoins en ce moment. Il s’agit de réaffirmer la nature fondamentalement politique d’un conflit trop souvent présenté par les parties en présence, et au-delà, comme existentiel, inexpiable, voire eschatologique. La confrontation sans issue possible de deux vocations à occuper une même terre doit céder à une discussion sur la coexistence de deux communautés historiques dans un espace commun. Cette discussion, qui engage la communauté internationale dans son ensemble, commence par la reconnaissance de deux réalités nationales commensurables.

La confrontation sans issue possible de deux vocations à occuper une même terre doit céder à une discussion sur la coexistence de deux communautés historiques dans un espace commun.

Une telle reconnaissance arrive tard, et dans un climat extrêmement lourd où les conditions de l’interlocution nécessaire au travail politique se sont effondrées. Dans les opinions publiques mondiales, la sidération consécutive aux massacres du 7 octobre, à la capture et la détention sans fin des otages, a peu à peu fait place à la montée d’un malaise, devenu colère, face à l’ampleur injustifiable des représailles israéliennes. Dans un tel contexte, le pas qui consisterait à voir dans la reconnaissance de l’État palestinien une mesure de rétorsion contre Israël est vite franchi. Il faut s’en garder. Prononcer le mot d’État palestinien ne revient pas à choisir un camp contre un autre, comme on est trop souvent sommé de le faire dans ce conflit. C’est ainsi que l’impératif de nommer la situation génocidaire à Gaza, pour important et légitime qu’il soit, a saturé le débat public au détriment d’autres questions. Savoir si Israël commettait ou non un génocide a fait écran à la dénonciation de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, commis non par les Israéliens dans leur ensemble, mais par certains de leurs dirigeants politiques et militaires. La reconnaissance de l’État de Palestine n’est évidemment pas sans incidence sur ce qui pourra être attendu de ou reproché à Israël dans les semaines, mois et années qui viennent. Mais elle s’adresse d’abord au peuple palestinien, à sa diaspora, à la légitimité de son sentiment national et de son combat pour exister. Aussi, contrairement à ce que disent ses détracteurs, cette reconnaissance n’est pas non plus un cadeau fait au Hamas, bien au contraire. Car ce dernier n’a eu de cesse, depuis sa naissance il y a près de 40 ans, de miner par tous les moyens les perspectives de résolution politique du conflit. Le chemin sera long avant que n’émergent des décombres une société civile et une classe politique palestiniennes capables de prendre en charge leur avenir, libérées de la terreur islamiste. Mais rien ne sera possible si nous n’affirmons pas, avec eux, que cet avenir leur appartient. 

La reconnaissance de la Palestine était importante, nécessaire, mais elle ne suffira pas. Elle ne doit pas se substituer aux sanctions contre Israël, ni à la poursuite de ses dirigeants devant la justice pénale internationale. Elle exige, pour que cet État existe réellement un jour, que la communauté internationale investisse des moyens considérables dans sa reconstruction. Elle achèvera de décrédibiliser les institutions multilatérales et la diplomatie si elle reste une déclaration de principe, allégeant seulement notre conscience alors que le pays est chaque jour davantage détruit. Elle sera historique en revanche, si elle est un point de départ à partir duquel toutes celles et ceux qui veulent croire à une paix possible dans cette région peuvent de nouveau espérer. C’est aussi cet espoir, porté par des mobilisations de grande ampleur à travers le monde ces derniers mois, qu’une telle décision reconnaît.

Esprit