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Dans un contexte de « chasse aux milliards », au gouvernement comme au sein des assemblées parlementaires, comment la faramineuse augmentation du budget de la défense — plus 6,7 milliards d’euros, alors que presque tous, sauf la justice et l’intérieur, connaissent au minimum « une légère baisse en valeur », comme dit le premier ministre Sébastien Lecornu — a -t-elle pu passer pratiquement inaperçue ? Et ne sera sans doute pas débattue… faute de combattants !
par Philippe Leymarie

Ils appellent cela une « marche » – budgétaire, s’entend : chaque année, une rallonge, en application de la loi de programmation militaire (LPM) 2024-2030 qui remet progressivement les forces armées françaises au niveau. Et cette année, en supplément, une « sur-marche » s’y ajoute, au titre de la guerre en Ukraine, et des menaces à l’Est. Si bien que le budget de la « mission défense » — qui a longtemps tourné autour d’une trentaine de milliards — se retrouve pour l’an prochain à 57 milliards. Si on y additionne le volet habituel des pensions et retraites (9,6 milliards), on atteindra 68,4 milliards consacrés en 2026 au ministère des armées, en augmentation de 13 % sur l’exercice en cours, soit le deuxième poste de dépenses de l’État (1), qui dépasse pour la première fois les 2 % du produit intérieur brut (PIB).
Depuis 2017, le budget militaire aura donc pratiquement doublé : « Les armées reviennent de loin », reconnaît le chef d’état-major des armées, le général Fabien Mondon. Justification officielle à l’ajout des nouvelles « marches » budgétaires : une « accélération de la brutalité et de la désinhibition de l’emploi de la force », et la nécessité d’adapter plus vite l’outil de défense, en combinant la technologie et la masse, pour faire face à un engagement de « haute intensité », ainsi qu’à la contestation des espaces communs, et au recours à des stratégies hybrides, dans un moment de rivalités exacerbées sur toute la planète.
Changement d’ère
Faisant référence aux poussées de la génération Z en Asie ou en Afrique, le général Mondon, entendu en octobre dernier par la commission défense de l’Assemblée nationale, estimait que « ça craque de toutes parts », concluant que, face au délitement des outils de gestion des relations internationales, il n’y avait plus que « la loi du plus fort » : « Il faut être craint ». Or, ajoute-t-il, « la perception de la Russie est que l’Europe est faible ». D’où la nécessité d’un effort de réarmement : « Je ne demande pas plus de soldats, mais qu’entre Européens, on soit plus forts ».
Catherine Vautrin, ministre des armées depuis la nomination de Sébastien Lecornu comme chef du gouvernement, évoque un « budget de rupture et de souveraineté au service d’une France forte et libre », expliquant que « la hausse historique des moyens dédiés à notre armée est la traduction concrète de l’accélération du réarmement souhaitée par le président de la République. »
Il s’agit « d’un changement d’ère, après trois décennies de désarmement européen », que souligne l’actualisation de la Revue nationale stratégique, parue à l’occasion du 14 juillet dernier. La « sur-marche » est le moyen de faire face à la « haute intensité », de durcir la préparation opérationnelle, de disposer des équipements et munitions nécessaires (2). Et d’ailleurs, ajoute la ministre, en guise d’argument supposé imparable, « nos compétiteurs comme nos partenaires réarment au minimum comme nous ».
Armes de saturation
De fait, dans ce budget pour l’an prochain, près de 14 milliards d’euros seront consacrés au financement des programmes d’armement — les crédits de paiements — soit une hausse de plus de 30 % par rapport à 2025, qui va largement contribuer à la bonne santé de la base industrielle et technique de défense (BITD) française, répartie aux quatre coins de l’hexagone, avec entre autres, si l’on en croit la ventilation présentée par le ministère :
• un large plan munitions (2,4 milliards d’euros), qui amplifie les efforts lancés en 2023 (obus, missiles de tous types) pour regarnir les stocks nationaux, en missiles téléopérés comme en armes de saturation, pour épauler les alliés, etc. ;
• 1,3 milliards d’euros consacrés à l’innovation dans l’armée de l’air et la marine : « Hypervélocité, armes à énergie dirigée, intelligence artificielle (IA), systèmes autonomes, spectre électromagnétique et guerre électronique étendue, nouvelles technologies de l’énergie, discrétion et furtivité, technologies quantiques… » ;
• plus de 1,7 milliards d’euros pour « défendre la souveraineté des outre-mer » : modernisation de leurs capacités, notamment maritimes et aériennes, et renforcement des points d’appui ;
• un accent mis sur la défense sol-air (900 millions), pour développer les systèmes de détection et destruction des missiles, drones, et chasseurs hostiles, notamment « les menaces de courte portée » ;
• des crédits renforcés (750 millions) pour l’espace et la haute altitude, afin de « garantir à la France des capacités militaires souveraines délivrant une autonomie d’appréciation de la situation et d’aide à la décision » ( stations de communication, satellite d’observation) ;
• une enveloppe renforcée également (600 millions) pour « amplifier la dronisation rapide de l’ensemble des unités opérationnelles des trois armées » — une technologie de combat longtemps négligée en France, et plus généralement en Europe, qui a pourtant été le vecteur principal dans les grands affrontements récents ( Ukraine, Proche-Orient, Yémen) ;
• la reconduction des efforts sur le renseignement (plus de 600 millions) pour mettre les services au niveau dans les domaines de la cyberdéfense, du numérique, de l’intelligence artificielle, en poursuivant la croissance des effectifs (3) ;
• la mise en place d’une cyberdéfense militaire « robuste et crédible » (plus de 500 millions d’euros) dans « un contexte de compétition stratégique exacerbée, mêlant acteurs étatiques, criminels ou privés » ;
• plus de 400 millions d’euros consacrés à la recherche en intelligence artificielle, pour permettre à la France de disposer de capacités souveraines (montée en puissance d’une Agence ministérielle pour l’IA de défense, super-calculateur Asgard, etc.) ;
• plus de 200 millions d’euros pour la poursuite de la modernisation des équipements des forces spéciales, avec de nouvelles capacités (hélicoptères NH90) ; .
• ou encore une tranche de 159 millions d’euros au titre de la « fidélisation à 360° », pour « renforcer l’attractivité des agents du ministère des armées » (soit, pour 2026, un effectif total prévisionnel de 266 250 équivalents temps plein dont 23,7 % de civils, avec 40 000 recrutements, 52 000 contrats de réservistes, 650 métiers, 70 écoles et centres de formation, etc.).
Le message envoyé, selon le prologue du projet de loi de finance, est que la France poursuit le réarmement de ses forces dans la durée, avec en 2026 des livraisons majeures qui traduiront cette ambition :
• armée de terre : des chars Leclerc rénovés, des véhicules blindés Griffon, Jaguar, Serval, des hélicoptères NH90 et Tigre rénovés, « pour renforcer la mobilité, la puissance de feu et la protection des unités de contact » ;
• marine nationale : de nouveaux patrouilleurs, un SNA Barracuda, des avions d’observation, un ATL2 rénové et des missiles Aster pour booster les capacités offensives, la défense aérienne et la surveillance maritime ;
• armée de l’air et de l’espace : de nouveaux avions A400M et MRTT, et avions de guet aérien GlobalEye (4), qui accroîtront la réactivité, la portée et la permanence du dispositif aérien.
Cibles tous azimuts
Cela se traduit également en crédits : 15,9 milliards d’euros relèveront l’an prochain du programme de « Préparation et emploi des forces » (contre 14,3 milliards en 2025) : entraînement soutenu, coopération interalliée (interopérabilité), exercices inter-armées et multi-nationaux, engagements multi-milieux et multi-champs, mobilisation des moyens de soutien (maintenance, ravitaillement, transport, santé).
Le programme « Environnement et prospective de la politique de défense », qui atteint 2,3 milliards, couvre l’ensemble des engagements opérationnels français, mobilisant une trentaine de milliers de militaires :
• les 9 050 personnels de « forces de souveraineté » (Antilles, Guyane,Mayotte-La Réunion, Nouvelle-Calédonie, Polynésie ;
• les 2 750 militaires prépositionnés à Djibouti et aux Émirats arabes unis, ou détachés en Côte d’Ivoire et au Gabon ;
• les 1200 hommes de l’opération Chammal en Jordanie et Irak ;
• la participation française aux bataillons multi-nationaux de l’OTAN en Estonie et Roumanie (2 400 militaires) ; les opérations maritimes de l’UE en mer Baltique et en mer Rouge (600 marins) ;
• l’opération Daman de l’ONU au Liban (750) ;
• la patrouille maritime dans le Golfe arabo-persique (150), en coopération avec les autres marines occidentales ;
• les déploiements maritimes quasi-permanents en Afrique, en Afrique du Nord et en Méditerranée orientale (900 marins) ;
• les missions annuelles comme le déplacement du groupe aéro-naval (2 700), la croisière-école Jeanne d’Arc (800), le déploiement aérien longue distance PEGASE (300) ;
• la posture permanente de sûreté aérienne (police du ciel) ;
• la posture permanente de sauvegarde maritime (défense côtière, action de l’État en mer) qui mobilise quotidiennement 2 500 marins ;
• l’opération contre le terrorisme militarisé dans l’hexagone (Sentinelle), contre l’orpaillage illégal en Guyane (Harpie), le dispositif inter-armées de protection du centre spatial de Kourou (Titan) ;
• l’échelon national d’urgence (réponse aux crises en quelques heures ou jours), avec par exemple les secours après la catastrophe due au cyclone Chido (Mayotte) ou aux feux de forêt dans l’Hexagone ;
• en outre, « 6 000 à 10 000 militaires » — fourchette large ! — sont affectés à la dissuasion, dans les airs ou sous les mers. Le budget de la dissuasion, renforcé chaque année au titre du renouvellement des deux composantes (maritime et aéronautique), augmentera à nouveau de 7 % pour 2026. Il s’agit de « conserver une dissuasion crédible à l’horizon 2035 ». Pas d’autres détails !
Quant à la mission « Monde combattant, mémoire et liens avec la Nation », elle absorbe 1,7 milliard d’euros : un tiers est réservé au paiement des pensions militaires d’invalidité ; le reste aux harkis rapatriés, à la journée défense et citoyenneté « nouvelle génération », à l’organisation d’un cycle mémoriel, etc.
Traîtres à la patrie
La classe politique est loin d’être vent debout contre ce budget, tout gonflé qu’il soit par ces nouvelles « marches » budgétaires. Plus étonnant : il n’y a guère de voix, dans les deux assemblées parlementaires, pour réclamer une participation à l’effort de réduction des dépenses, une obole de ce ministère des armées si bien doté, sous forme d’un décalage de programme, d’une renonciation provisoire à telle ou telle modernisation. Mais, « personne ne veut apparaître comme traître à la patrie », explique-t-on, même du côté de la France insoumise (LFI), un parti globalement critique à l’égard de la politique française de défense.
Les députés LFI membres de la commission de défense de l’assemblée nationale qualifient le budget 2026 d’« insincère », comme l’était selon eux la loi de programmation (LPM) qu’ils n’avaient pas votée. La « sur-marche » actuelle, prise comme une bonne nouvelle par la majorité, est surtout « le signe que la LPM était sous-calibrée à l’origine ». Aujourd’hui, estiment-ils, les reports de charge explosent, les marges de manœuvre sont de plus en plus serrées, la réserve inter-ministérielle pour le financement des « opex » — passée pourtant de 800 millions à 1,2 milliard pour 2026 — est encore sous-évaluée, compte tenu des engagements présents ou à venir au titre de la participation à la « coalition des volontaires » en aide à l’Ukraine.
Ces parlementaires estiment que le financement de ces opérations de « réassurance » — présentées comme des « missions opérationnelles », sans véritable statut juridique, et non plus des « opex » au sens strict — est indûment imposé aux budgets des armées. Que leur périmètre est mal défini. Qu’il s’agit le plus souvent, comme pour certains grands exercices, d’opérations de « signalement stratégique » qui mériteraient d’être examinées et autorisées par le parlement, pour ne plus que celui-ci ait, comme depuis deux ans, le sentiment d’être contourné, voire « enfumé » par un exécutif qui flirte avec une entrée en guerre — au moins indirecte — avec la Russie, sans jamais en référer à la représentation nationale.
Il en est de même pour certaines livraisons d’armes (par exemple à l’Arabie saoudite ou à Israël), couvertes par le secret-défense, Ou sur l’état d’avancement des grands projets franco-allemands, à l’heure où Berlin, fort de ses milliards de crédits, s’efforce de « mettre un pied dans la porte », pour siphonner le savoir-faire — notamment aéronautique — qu’il ne détient plus ; et pour sauver, sur fond de réarmement européen, un leadership industriel qu’il perd sur le plan automobile. Le tout au risque de produire surtout des missiles ou drones américains sous licence, laissant les orphelins du « couple » franco-allemand « cocus sur toute la ligne », éblouis « comme des lapins dans les phares », comme le soulignent des députés LFI.
De l’autre côté de l’échiquier politique, le Rassemblement national salue certes la « sacralisation » des crédits de la défense, mais n’en juge pas moins ce projet de budget « chimérique », dans une tentative de « colmater les brèches d’une trajectoire budgétaire hors de contrôle » : l’expression d’un monde « virtuel », construit à coup « d’artifices comptables », notamment sur le financement des opérations extérieures ; la traduction d’une « idéologie européiste, qui fantasme sur des avions et chars du futur » — une « fadaise politique » sacrifiant à une « néfaste lubie », alors que les « reports de charges atteignent un niveau alarmant », que les commandes ralentissent, et que le gouvernement se retrouve « privé de marges de manœuvre, dans un contexte géopolitique incertain » (Laurent Jacobelli, 21 octobre 2025).
Marches colossales
La plupart de observateurs invoquent l’annexion de la Crimée par la Russie, en 2014, comme début du réarmement en Europe, notamment dans les pays de l’est. En France, les attentats de 2015, dont on vient de commémorer l’anniversaire, ont été un nouvel accélérateur supplémentaire dans la prise conscience d’une certaine faiblesse sur le plan sécuritaire. Les crédits défense, constamment rognés depuis les années 1990, au titre des « dividendes de la paix », ont alors commencé à remonter. L’invasion de l’Ukraine à grande échelle en février 2022, assortie plus récemment d’une nouvelle menace américaine de désengagement en Europe, a conduit plusieurs pays, dont la France et surtout l’Allemagne, à réinvestir dans la défense. La LPM votée en 2023 en France en porte la marque, tout comme son actualisation récente (la « marche » supplémentaire du budget 2026). Le ratio de la défense atteindra les 2,3 % du PIB en 2030, au rythme prévu actuellement par la LPM. Mais déjà, les horizons sont repoussés plus haut : certains en France, dont le président Macron, rêvent déjà d’un rattrapage jusqu’à 3 %, qui rapprocherait des niveaux atteints durant l’ancienne guerre froide ; l’OTAN, qui avait emboîté le pas aux exigences américaines pour mener la plupart des Européens jusqu’au 2 %, préconise maintenant le 3,5 % ; et Donald Trump en remet une couche : pourquoi pas 5 %, a-t-il suggéré lors du sommet de Davos, en janvier dernier.
Les marches, pour le coup, paraissent colossales, surtout dans une France où les marges budgétaires sont aussi contraintes. Clément Beaune, haut-commissaire du Plan, organisme qui s’est demandé récemment comment financer le réarmement d’ici 2030 tout en tenant compte des autres priorités en France, estime qu’une nouvelle hausse au-delà de l’horizon de l’actuelle LPM constituerait un « effort historique », obligeant à des sacrifices inusités, nécessitant le recours à de multiples leviers, avec en outre un appui financier et industriel européen.
Michel Goya, ancien militaire, dont la Théorie du Combattant (Perrin, Paris) paraît ces jours-ci, se réjouit que l’actuel budget n’ait pas été amputé jusqu’ici . Selon cet ex-colonel des troupes de marine, la « masse » manque encore, celle des fantassins, des soldats de mêlée — ceux qui « plantent et défendent le drapeau à la fin, et font la différence ». Il n’y a jamais eu aussi peu de combattants rapprochés — fantassins, sapeurs, unités blindées — susceptibles d’aller « au contact » de l’adversaire. Après la guerre froide, la force de dissuasion nucléaire avait été conservée, ainsi qu’une force expéditionnaire, mais on avait renoncé à entretenir un corps blindé, et les effectifs qui seuls permettent de durer dans un engagement majeur. Raison pour laquelle, selon Goya, pour une véritable remontée en puissance du dispositif militaire français, il faudrait que le budget annuel atteigne les 3 % du PIB. Il reconnaît toutefois qu’un tel but est hors de portée sans une croissance économique forte, et une menace plus immédiate (5).
Dans la lettre de Regards du 11 novembre, Pablo Pillaud-Vivien se désole que la guerre soit « redevenue la langue du pouvoir », qu’elle « s’infiltre dans nos mots, nos budgets, nos imaginaires ». Que la France, redevenue deuxième marchand d’armes du monde, « vende ses Rafale comme d’autres exportaient du blé », dans un monde où, comme le dit Emmanuel Macron, il faut « assumer la guerre », et où « le militarisme est redevenu la grammaire de la puissance ». L’auteur reconnaît que « la gauche cherche encore les mots pour s’y opposer » , et se demande « comment refuser la logique de la force sans passer pour un naïf ? ».
Philippe Leymarie
(1) L’intérieur bénéficie d’une augmentation de crédits de 0,6 milliard d’euros, et de nouveaux effectifs de police (1600 emplois). La justice aussi (+ 0,2 milliard), avec également 1600 emplois de plus.
(2) Et non pas — c’est sous-entendu — de se suffire de capacités « échantillonnaires », qui ne permettent pas d’agir dans la durée, dans un contexte de distance, de masse, etc.
(3) Trois services de renseignements relèvent du ministère des armées : la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), avec plus de 6 100 personnels et d’importantes capacités de traitement de données (partagées avec les autres agences) ; la Direction du renseignement militaire (DRM) et ses 2 200 agents ; la Direction du renseignement de sécurité de la défense (DRSD), avec 1 600 personnels, chargée de la protection des militaires et de leurs emprises, ainsi que de la sécurité des entreprises concourant à l’armement.
(4) Commandés en 2025 à l’avionneur suédois SAAB, pour commencer à remplacer les vénérables E3F-Awacs.
(5) Cf. Michel Goya, « Ce sont les fantassins qui gagnent ou perdent les guerres », Le Point, 8 novembre 2025.