Étiquettes

,

Dans l’entretien qu’il a accordé à la directrice du Dialogue franco-russe, le ministre pose une question simple: pourquoi les Alliés occidentaux ont-ils rompu la grande alliance de 1941-45?

Edouard Husson

Il faut à tout prix regarder l’entretien accordé par Sergueï Lavrov à Irina Dubois pour le Dialogue Franco-Russe:

C’était la nouvelle farce des médias occidentaux début novembre: les spéculations allaient bon train car on n’a pas vu le ministre des Affaires étrangères Lavrov en public entre le 27 octobre et le 10 novembre. Tout le monde y est allé de sa thèse: désaccord avec le président russe sur les négociations avec les Etats-Unis, disgrâce, souci de santé?

La dernière hypothèse n’est pas impossible pour un homme de 75 ans, qui a demandé à plusieurs reprises à Vladimir Poutine de le décharger de son ministère, à la tête duquel il est arrivé en 2004. Précisément, tel est bien le problème qui se pose à Poutine: Sergueï Lavrov est un collaborateur hors paire, le diplomate le plus expérimenté au monde – et, surtout, l’homme qui a magistralement orchestré la construction d’une majorité mondiale contre l’Occident depuis le début de la Guerre d’Ukraine.

En tout cas, observez le calme de Sergueï Lavrov tout au long de l’entretien avec Irina Dubois: ce n’est pas celui d’un homme fébrile. Le ministre ne prononce pas un mot plus haut que l’autre. Il est même éventuellement généreux avec ses adversaires: par exemple quand il reconnaît l’envie de Donald Trump de faire la paix. Mais il saisit l’occasion pour souligner que les accords de paix signés en Afrique ou en Asie sous les auspices du président américain sont fragiles: parce que, selon la formule russe, ils ne résolvent pas les conflits à la racine.

Revenir aux principes de la Grande Alliance (1941-1945)?

Si l’on suit Sergueï Lavrov, on comprend progressivement ce qui permet d’aller à la racine des choses, selon la diplomatie russe. Il existe des principes du droit et des accords fondamentaux qui ont été signés par les pays occidentaux. Ainsi en va-t-il de la Charte de Paris de 1990, le prolongement des Accords d’Helsinki de 1975. En pleine Guerre froide, Washington, Paris, Moscou avaient su poser les bases d’un ordre international fondé sur le respect des frontières héritées de la Seconde Guerre mondiale, le désir d’avoir des relations économiques équilibrées et pacifiques et, enfin, le respect des droits de l’homme. Lavrov se demande pourquoi, trente ans après la fin de la Guerre froide, les pays occidentaux rêvent tellement de démanteler territorialement la Russie et ils en censurent les médias chez eux.

Le ministre russe va plus loin: il constate combien s’est défaite la Grande Alliance de 1941, celle qui a permis de vaincre le nazisme et le fascisme japonais. A l’écouter, on comprend qu’il existe deux visions des relations internationales dans le monde actuel. D’un côté, l’Occident, pour qui l’histoire de la Seconde Guerre mondiale n’est pas contraignante et aucun principe du droit ne tient devant les intérêts de puissance. De l’autre, le reste du monde, qui tient au droit international, tel que garanti par la Charte des Nations Unies – laquelle est précisément un produit de la Grande Alliance de 1941-1945.

L’article 53 et l’article 107 de la Charte des Nations Unies

C’est l’occasion de citer deux articles oubliés de la Charte des Nations Unies:

Article 53
  1. Le Conseil de sécurité utilise, s’il y a lieu, les accords ou organismes régionaux pour l’application des mesures coercitives prises sous son autorité. Toutefois, aucune action coercitive ne sera entreprise en vertu d’accords régionaux ou par des organismes régionaux sans l’autorisation du Conseil de sécurité; sont exceptées les mesures contre tout Etat ennemi au sens de la définition donnée au paragraphe 2 du présent Article, prévues en application de l’Article 107 ou dans les accords régionaux dirigés contre la reprise, par un tel Etat, d’une politique d’agression, jusqu’au moment où l’Organisation pourra, à la demande des gouvernements intéressés, être chargée de la tâche de prévenir toute nouvelle agression de la part d’un tel Etat.
  2. Le terme « État ennemi », employé au paragraphe 1 du présent Article, s’applique à tout Etat qui, au cours de la seconde guerre mondiale, a été l’ennemi de l’un quelconque des signataires de la présente Charte.
Article 107

Aucune disposition de la présente Charte n’affecte ou n’interdit, vis-à-vis d’un État qui, au cours de la Seconde Guerre mondiale, a été l’ennemi de l’un quelconque des signataires de la présente Charte, une action entreprise ou autorisée, comme suite de cette guerre, par les gouvernements qui ont la responsabilité de cette action.

Qui se souvient de ces deux articles? Pourtant, ils sont essentiels pour comprendre l’attitude de la Russie face à un Etat ukrainien faisant l’apologie de la Seconde Guerre mondiale ou du nazisme – ou la réaction très ferme de la Chine face aux actuelles provocations japonaises en faveur de Taïwan. Lorsque je critique vivement l’actuelle politique allemande de réarmement, je le fais aussi dans l’esprit de la Charte de San Francisco: l’Allemagne n’a été réintégrée comme nation souveraine dans la communauté des nations qu’à condition de mener une politique pacifique.

Le fascisme de 2025 est “gris” mais c’est toujours du fascisme!

Je qualifie les actuels régimes occidentaux de “fascisme gris”:

J’appelle « fascisme gris » le système post-démocratique qui caractérise actuellement le monde nord-américain et l’Union européenne. Il réalise le potentiel du fascisme, interrompu un temps par la victoire des Alliés lors de la Seconde Guerre mondiale : culte de la guerre asymétrique pouvant aller jusqu’au génocide, dépassement du nationalisme, détestation de l’économie de marché et de l’esprit d’entreprise, destruction de la monnaie, capitalisme de connivence et de surveillance, contrôle strict de l’information, règne de la technocratie, vision inégalitaire de l’humanité, l’eugénisme et le malthusianisme comme aboutissement du « biopouvoir », l’obsession écologique, la haine du christianisme… Nous appellerons ce système « fascisme gris » car il repose sur le « pouvoir gris », alors que le fascisme de la première moitié du XXe siècle reposait sur un culte de la jeunesse ; et il se délecte des « cinquante nuances de gris » de la révolution sexuelle, nous rappelant que le Marquis de Sade fut le premier théoricien du fascisme.

Ce que les Russes ou les Chinois ressentent actuellement avec acuité – parce qu’ils ont fait l’expérience terrible sur leur territoire de la violence fasciste – c’est l’opposition fondamentale entre deux types de gouvernance. J’ai échangé cette semaine avec Arnaud Bertrand sur le sujet, réagissant à un article qu’il avait publié sur l’économie de la période Mao:

En réalité, le débat de fond est entre deux modèles: l’impérialisme occidental, au sens quasi-marxiste d’un Etat au service d’un oligopole bancaire et financier qui a sans cesse besoin de s’accaparer les ressources naturelles du monde pour couvrir sa création monétaire incontrôlée, et d’autre part la protection de l’économie nationale par un pouvoir capable de résister à toutes les pressions des prédateurs (nationaux ou étrangers). Ce qui rend difficile l’identification de ce second modèle, c’est qu’on peut y mettre aussi bien la France de Louis XIV et Colbert que les Etats-Unis de Lincoln ou Roosevelt, le gaullisme que le maoïsme, le régime de Poutine et le régime de Xi, avec toutes leurs différences.

Nos sociétés sont vieillissantes, leurs dirigeants, souvent, n’ont pas d’enfants, mais l’attitude fondamentale des forces qui gouvernent nos pays est la création monétaire incontrôlée et la prédation, par la ruse ou par la force, des ressources des autres pays, afin de se garantir contre l’inflation – le principe est le même que celui mène la politique d’expansion nazie à partir de 1938.

J’ai le souvenir de ce qui m’a déterminé, à la fin des années 1980, à entamer une recherche académique sur le nazisme: j’étais intrigué par les nombreux traits fascisants que je repérais dans la culture anglo-américaine dominante: la croyance dans l’inégalité entre les hommes, le développement de la monnaie de papier, la tendance à traiter les traités internationaux comme des “chiffons de papier”, la dérive impérialiste etc…Trente cinq ans plus tard, j’ai non seulement contribué à mieux comprendre certaines questions clé de l’histoire du nazisme (comme le processus de décision qui mène au génocide des Juifs) mais je dispose, avec la notion de fascisme gris, d’un outil conceptuel qui me permet d’analyser toujours plus précisément la phase terminale de la dérive impériale anglo-américaine.

Et je suis bien obligé de constater que la lecture des événements actuels faite par les dirigeants russes ou chinois a pour elle la profondeur historique. L’entretien accordé par Sergueï Lavrov à Irina Dubois en apporte une très bonne illustration.

Edouard Husson – Libres Propos