Les Libanais aiment dire à un invité aussi important que le pape qu’ils sont un peuple d’amour et de paix. Ils se rassemblent dans toute leur diversité confessionnelle et régionale pour l’accueillir, que ce soit au niveau populaire, politique ou officiel.
Ibrahim Al-Amine

Les Libanais aiment dire devant un invité de marque comme le pape qu’ils sont un peuple d’amour et de paix. Les voilà qui se rassemblent, dans toute leur diversité confessionnelle et régionale, pour l’accueillir, que ce soit au niveau populaire, politique ou officiel. Mais ils ont perdu leur éclat dans la supercherie. Même l’échange de cadeaux et de photos souvenirs révèle le déclin du protocole dans un pays dont les habitants sont connus pour leur ascension sociale, leur hospitalité et leur sens de l’organisation. Et cela ne se limite pas aux politiciens, car parmi les médias, il existe une grande équipe spécialisée dans le polissage de l’image et la présentation d’une réalité qui ne correspond pas à la réalité.
Mais le plus important, c’est qu’une classe d’influents dans tous les domaines, politiques, économiques, commerciaux, médiatiques, spirituels et religieux, est très douée pour détourner l’attention, ne serait-ce que pour trois heures. Quiconque a suivi les trois heures de réception et le trajet de l’aéroport au palais présidentiel, les rencontres qui s’y sont déroulées puis les discours, pourrait croire qu’il vit dans un pays paisible, où règne la gentillesse, où les conditions sont plus que bonnes, à en juger par l’apparence des personnes présentes et les accessoires de la cérémonie. Même les marginalisés ont eu leur part de la fête, qu’ils aient été accueillis sur le terrain ou au palais.
Quant aux membres de l’Église, qui ne veulent pas que le reste des Libanais leur vole le pape, ne serait-ce que pour quelques heures, on les voit soudain multiplier les discours sur les enseignements religieux, les valeurs du Christ et de l’Église, et l’engagement à promouvoir le bien-être et le confort des gens. L’Église sait choisir les visages qui ne troubleront pas le bon déroulement de l’événement, tandis que les médias se chargent de faire taire toutes les voix qui ont besoin de s’exprimer, non pas devant l’invité, mais devant ceux que le protocole oblige à rencontrer.
Partout dans le monde, le débat sur le rôle de l’institution religieuse ne cesse de faire rage. En Occident, où des républiques ont été établies dans lesquelles la religion est éloignée de la politique, l’Église est restée la gardienne du système. C’est le cas des institutions islamiques dans les grands pays anciens, apparemment régis par les règles de la charia, mais où c’est la loi de la jungle qui régit leurs habitants. Loin de là, se trouvent des foules qui croient aux légendes sur l’avenir. Certains d’entre eux fuient vers le passé et tout son héritage afin de ne pas affronter la dure réalité du présent.
Par-dessus tout, nous nous voyons contraints d’agir selon certaines règles afin de ne pas gâcher l’événement. Notre syndicat, par exemple, a jugé opportun de suspendre la presse afin d’honorer l’invité de marque.
Les Libanais s’en moquent, s’ils organisent une fête de quelques jours, car ni les responsables ne seront affectés par ce qui se passe, ni l’invité ne ressentira la détresse du peuple, tandis que les Libanais sortiront demain, parlant avec naïveté de leur singularité.
Mais le pape peut-il quitter le Liban en croyant que ce qu’il a vu est la réalité ? Aura-t-il le temps d’examiner les visages et les lieux, de comprendre la stérilité qui domine les esprits politiques, la falsification permanente de l’histoire, la transformation du pardon et de la réconciliation en échappatoire à la justice et en transfert de responsabilité ? Le voyez-vous passer en revue les noms de ses futurs hôtes, à la recherche de familles dont les archives remontent à plusieurs décennies, qui occupent toujours leur place politique et sociale, et qui sont même plus puissantes que les hommes d’Église eux-mêmes ?
Aura-t-il le droit de lire certains courriers des pauvres de sa paroisse qui ont fini par fuir la prière parce que le prêtre en avait assez d’écouter leurs plaintes sur la dureté de la vie ? Aura-t-il la possibilité d’écouter une voix raisonnable qui lui dira que le destin des enfants de l’Église n’est plus entre leurs mains et que leur salut réside dans l’intégration là où ils vivent et non dans la recherche d’un remède à un mal incurable appelé l’isolement ?
Bien sûr, rien de tout cela n’arrivera. Certains diront que celui qui fait ces remarques est hostile à la présence chrétienne dans le pays, qu’il veut aller vers un régime civil et imposer la supériorité numérique d’une communauté sur une autre.
Et que ceux qui veulent revoir la structure de l’économie de consommation s’accrochent au retard et aux idées ignorantes appelées socialisme, et que tous ceux qui veulent demander des comptes à ceux qui ont mis en place le système financier et monétaire du pays sont en réalité animés par la haine du système le plus réussi de l’histoire du Liban… Et par-dessus tout, ceux qui osent évoquer les agressions israéliennes continues contre le Liban ne veulent que nous entraîner à nouveau dans des guerres au nom de la libération et de la résistance, jusqu’à ce que la question devienne cruelle, si elle est posée à tous les dirigeants et à tous ceux que le pape a rencontrés ou qui l’ont écouté : « Avez-vous pensé à emporter avec vous des petits papiers sur lesquels figurent les noms et les photos des Libanais enlevés par l’armée d’occupation, dont les familles sont empêchées de prendre de leurs nouvelles… ? » « Un responsable a-t-il pensé à demander au pape s’il pouvait les ramener dans leurs familles ? »
Mais la réalité la plus cruelle est celle des gens simples, qui ont pris plaisir à rester rivés devant leurs écrans, se frottant les yeux lorsqu’ils voyaient que les rues étaient devenues propres, que les embouteillages ont définitivement disparu, que les forces de sécurité sont déployées pour empêcher toute infraction et, surtout, que de belles fleurs sont plantées le long des trottoirs et des routes, tandis que le ministre de l’Agriculture envoie deux feuilles d’olivier aux habitants du Sud pour les dédommager de ce que les guerres ont détruit… Et la sanction tombera immédiatement sur quiconque osera demander : combien ont coûté les préparatifs pour accueillir le pape à Beyrouth pendant deux jours et demi ?
Il est clair que ceux qui veulent discuter n’ont pas leur place aujourd’hui. Mais le problème, c’est que ce débat n’a sa place à aucun moment. Et que le silence est le seul moyen d’échapper aux accusations d’incitation à la haine, de racisme et de haine, comme le répète celui qui a fait couler le sang de son peuple pendant des décennies et qui n’est toujours pas rassasié… Et pourtant, ces paroles doivent être dites, même si ceux qui refusent de cohabiter avec les nouvelles réalités du Liban haussent le ton…
Bienvenue, Saint-Père, au pays des merveilles, et bienvenue, hôte qui nous soulagera pendant quelques jours des cris des querelleurs de ce pays, qui se disputent la place d’honneur pour votre arrivée, tout comme le font la plupart de ceux qui continuent à vivre le complexe du Blanc !