Étiquettes

, , , , , , , , , , ,

La région de la mer Rouge est devenue un terrain d’essai pour les futures hiérarchies mondiales. Clement Mahoudeau/AFP via Getty Images

Federico Donelli, Professeur associé en relations internationales, Université de Trieste

    La concurrence pour l’influence et le contrôle mondiaux est en pleine mutation. L’un des endroits où cette dynamique se manifeste est la région de la mer Rouge, qui englobe l’Égypte, l’Érythrée, Djibouti, le Soudan, l’Arabie saoudite et le Yémen. C’est là que s’affrontent les rivalités internationales, les ambitions régionales et les politiques locales. Federico Donelli, qui a étudiéces dynamiques politiques et a récemment publié Power Competition in the Red Sea(La concurrence pour le pouvoir dans la mer Rouge), explique ce qui détermine l’importance géopolitique de la région.

    Qu’est-ce qui définit la région de la mer Rouge ?

    La région s’étend du canal de Suez au détroit de Bab el-Mandeb, couvrant environ 438 000 km². La mer Rouge borde certaines des régions les plus instables du monde : la Corne de l’Afrique, la péninsule arabique et la côte ouest de la zone indo-pacifique.

    La région de la mer Rouge

    La mer Rouge est en train de devenir une zone très disputée, où les puissances mondiales traditionnelles et émergentes se disputent l’influence et le contrôle. Le déclin de la centralité géopolitique occidentale, la montée en puissance de nouvelles puissances et l’affirmation croissante des acteurs régionaux convergent en mer Rouge.

    Cela a créé une arène complexe et dynamique dans laquelle se dessinent les futures hiérarchies mondiales. La région de la mer Rouge remet en question l’ordre international libéral qui a émergé à la fin de la guerre froide en 1989. Cet ordre repose sur :

    • le multilatéralisme – la coopération entre plusieurs États
    • un marché libre – une intervention limitée de l’État dans l’économie
    • la démocratie libérale – le pluralisme politique et les droits individuels.

    Ces principes ont été érodés par une combinaison de faiblesses internes et de défis externes au cours des 20 dernières années.

    Si la rivalité entre les États-Unis et la Chine pour la domination mondiale tend à faire la une des journaux, les véritables laboratoires de l’ordre mondial post-libéral se trouvent dans des régions où les dynamiques internationales, régionales et locales s’affrontent.

    La région élargie de la mer Rouge en fait partie. D’autres sont l’Arctique, le sud de l’Indo-Pacifique et les Balkans.

    Pourquoi la région de la mer Rouge est-elle le théâtre d’une compétition mondiale pour le pouvoir ?

    La région ne dispose pas d’une puissance dominante claire capable d’imposer l’ordre. Cela en fait une arène ouverte à la concurrence entre des États aux intérêts divergents.

    La mer Rouge a une grande valeur stratégique. Elle relie la Méditerranée et l’Indo-Pacifique et constitue une voie maritime pour le commerce mondial et l’énergie. Elle est également bordée par plusieurs États fragiles comme le Soudan, l’Érythrée et le Yémen.

    Cette combinaison – d’une part, une autorité limitée ou contestée qui expose la région à des ingérences extérieures, et d’autre part, sa valeur stratégique importante – a fait de la région un pôle d’attraction pour les interventions extérieures.

    Les États-Unis et la Chine disposent tous deux d’installations militaires à Djibouti. La Russie a cherché à obtenir l’accès à Port-Soudan. Les puissances du Golfe, notamment l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et le Qatar, ont étendu leur présence dans la Corne de l’Afrique. Pour ce faire, elles ont investi dans les ports, les infrastructures et la coopération militaire, en particulier au Soudan, en Somalie et en Éthiopie.

    La Turquie, l’Iran et Israël ont également établi des liens politiques, économiques et sécuritaires. Cela relie la mer Rouge à la Méditerranée orientale et au golfe Persique.

    Cependant, les puissances extérieures ne sont pas les seuls moteurs du changement dans la région.

    Les acteurs locaux, de l’Éthiopie au Soudan, en passant par l’Érythrée, l’Égypte et la Somalie, exploitent les rivalités mondiales pour faire avancer leurs objectifs stratégiques. Ils courtisent les puissances extérieures concurrentes en échangeant un accès militaire contre des garanties de sécurité ou en recherchant des investissements dans des infrastructures stratégiques. Ils utilisent également leur alignement diplomatique avec les États-Unis, la Chine, les États du Golfe ou la Turquie pour renforcer leurs positions nationales et régionales.

    Ces actions créent un réseau complexe d’intérêts qui se chevauchent. Elles brouillent la frontière entre la politique régionale et la politique mondiale. Les gouvernements et les acteurs non étatiques ont désormais le choix entre plusieurs protecteurs extérieurs. Ils peuvent monter les puissances les unes contre les autres.

    Ce « multi-alignement » donne un levier aux acteurs régionaux. Il accroît également la volatilité et l’incertitude. Par exemple, les factions rivales dans la guerre civile soudanaise en cours ont cherché le soutien d’acteurs extérieurs, allant de l’Arabie saoudite aux Émirats arabes unis. Cela a transformé un conflit interne en un champ de bataille par procuration.

    En Somalie, les autorités locales et claniques négocient des accords sécuritaires et économiques directement avec des puissances étrangères telles que la Turquie et les États du Golfe, contournant souvent les institutions locales faibles.

    Parallèlement, la recherche d’un accès à la mer par l’Éthiopie, pays enclavé, l’a entraînée dans de nouveaux enchevêtrements diplomatiques et sécuritaires avec le Somaliland, la Somalie, l’Érythrée, l’Égypte et les pays du Golfe.

    Ces exemples montrent à quel point la région de la mer Rouge est devenue un microcosme de l’ordre post-libéral : fragmentée, transactionnelle et profondément interconnectée.

    Quels sont les principaux résultats et enseignements à tirer de cet alignement ?

    La région de la mer Rouge reflète la transformation plus large de la politique mondiale.

    Plutôt que de créer un nouvel équilibre, le déclin de l’influence occidentale a donné naissance à un système décentralisé et concurrentiel.

    Dans ce contexte, les zones régionales servent de terrain d’essai pour de nouveaux modèles d’interaction entre les puissances mondiales et locales, les acteurs étatiques et non étatiques, ainsi que les alliances formelles et les partenariats informels.

    Alors que les règles et institutions « universelles » centrées sur l’Occident définissaient l’ordre international libéral, l’ordre post-libéral se caractérise par un engagement sélectif, des accords bilatéraux et des alignements flexibles.

    Il en résulte un monde où l’ordre émerge de la concurrence plutôt que du consensus.

    La concurrence entre les grandes puissances s’exerce désormais moins par le biais des institutions internationales que par le biais des arènes régionales. La présence militaire, les investissements dans les infrastructures et les alliances politiques servent désormais d’instruments d’influence.

    Quelles conclusions en tirez-vous ?

    La région de la mer Rouge rappelle aux universitaires et aux décideurs politiques que l’avenir de la politique internationale ne se définira pas uniquement à Washington, Pékin, Bruxelles ou Moscou. Il se définira également dans des endroits comme Port-Soudan, Aden et Djibouti, où le nouvel ordre mondial est en train de se dessiner.

    Les régions sont devenues de véritables laboratoires du changement international. Ce sont des lieux où la concurrence mondiale interagit avec les conflits locaux et où de nouveaux modèles de gouvernance et d’influence émergent.

    Les acteurs locaux, étatiques et non étatiques, ne sont plus les destinataires passifs d’ingérences extérieures. Ils participent activement à la définition de leur propre environnement sécuritaire.

    The Conversation