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Derrière les ministères et les décrets syriens se cache une économie parallèle contrôlée par les frères Sharaa et un agent d’origine étrangère, dont le parcours, de la milice d’Idlib au cœur de Damas, révèle comment le pouvoir et le profit s’entremêlent dans l’État post-Assad.

Depuis la chute du gouvernement de l’ancien président syrien Bachar al-Assad, Hayat Tahrir al-Sham (HTS) a consolidé son contrôle sur les secteurs militaire, sécuritaire, éducatif et économique de la Syrie. Une façade civile officielle – conseils, comités et ministères – masque un cercle beaucoup plus restreint qui dirige les leviers du gouvernement. Nulle part ailleurs cet écart entre l’apparence et la réalité n’est plus visible que dans la sphère économique.

Le président syrien autoproclamé Ahmad al-Sharaa (anciennement connu sous le nom d’Abu Muhammad al-Julani lorsqu’il était chef d’Al-Qaïda) a publié des décrets établissant un nouveau réseau d’organismes économiques sous son autorité directe ou sous celle du « Secrétariat général de la présidence », dirigé par son frère Maher al-Sharaa.

Il s’agit notamment du Comité national pour l’importation et l’exportation, de l’Autorité générale pour les passages frontaliers et les douanes, d’un fonds souverain, du Fonds de développement et de l’Autorité générale pour l’aviation civile. Certaines sont des entités reconstituées qui appartenaient autrefois aux ministères des Transports, de l’Économie ou des Finances ; d’autres sont des inventions du nouvel ordre. Toutes alimentent désormais le pouvoir vers le haut dans la structure de commandement de la famille Sharaa.

Sur le papier, l’économie est supervisée par le ministre de l’Économie et de l’Industrie Mohamed Nidal al-Shaar, le ministre des Finances Mohamed Yasar Barniyya et le gouverneur de la Banque centrale Abdel Qader al-Hasriyya.

Pourtant, les hommes d’affaires, les technocrates et les initiés qui s’expriment dans The Cradle décrivent un système dans lequel ces responsables servent principalement de façade administrative. La prise de décision repose sur un « État économique profond » dirigé par les frères du président et contrôlé par un personnage inattendu : Ibrahim Sukkarieh, connu au sein du système sous le nom d’Abu Maryam al-Australi.

L’exécuteur

L’ascension de Sukkarieh – ou « Abu Maryam l’Australien », né en Australie d’un père libanais originaire d’Akkar et d’une mère australienne, et élevé à Brisbane – est devenue l’une des histoires les plus révélatrices de la transformation de la Syrie après Assad.

Il est arrivé en Syrie en 2013, à un moment de profonde agitation, dans des circonstances qui ne seront clarifiées que plus tard. Il a quitté l’Australie la veille du jour où son frère Ahmed a commis un attentat suicide à la voiture piégée dans la campagne de Damas, faisant d’Ahmed le premier kamikaze australien connu.

Un autre frère, Omar, a été condamné à quatre ans et demi de prison en Australie en 2016 pour avoir financé le précurseur du HTS, le Front al-Nosra, plaçant la famille sous la surveillance des services de renseignement des deux côtés du globe.

À Idlib, Ibrahim s’est d’abord fait connaître en tant que commentateur anglophone, intervenant dans des podcasts et sur les réseaux sociaux pour discuter de la gouvernance de la région. Sous des noms tels que « Ibrahim Massoud » et « Ibrahim bin Massoud », il se présentait comme un chercheur et analyste, se décrivant même avec humour sur certaines plateformes comme un « homme d’affaires, amateur de cricket et de shawarma ». Mais derrière cette image soigneusement construite se cachait une toute autre réalité.

Selon des sources syriennes et plusieurs rapports internes, Sukkarieh occupait des postes militaires et organisationnels au sein du HTS, où il était émir de secteur avant 2020. En octobre 2022, il a rejoint le « comité général de suivi » du groupe, dirigé par Abd al-Rahim Attoun, l’ancien mufti du HTS qui dirige désormais le « bureau de consultation religieuse » de la présidence.

Parallèlement à ces fonctions, Sukkarieh a dirigé E-Clean, une entreprise d’hygiène étroitement liée au gouvernement de salut d’Idlib, ce qui l’a placé à la croisée de l’administration économique et du bras exécutif du HTS. Il a ensuite pris la responsabilité du dossier technologie et communications de l’autorité en octobre 2023, succédant à Abu Talha al-Halabi et étendant son influence au sein des réseaux bureaucratiques du HTS.

Tout au long de ces années, les autorités australiennes l’ont maintenu sur leur liste de sanctions pour financement du terrorisme, une désignation que Canberra continue de maintenir, même si Sukkarieh est passé des circuits insurgés à une sphère beaucoup plus importante : le palais.

Le comité fantôme et la naissance d’une économie parallèle

Des reportages internationaux et des fuites de renseignements ont depuis révélé qu’après l’effondrement du gouvernement Assad, Sukkarieh a joué un rôle central au sein du palais présidentiel, travaillant directement avec le frère aîné du président syrien, Hazem al-Sharaa, pour restructurer l’économie syrienne.

Des enquêtes journalistiques le décrivent comme le chef d’un « comité fantôme » chargé d’orchestrer la saisie des actifs autrefois détenus par des hommes d’affaires de l’ère Assad. Selon des sources proches de ses activités, le comité aurait pris le contrôle d’environ 1,6 milliard de dollars de biens immobiliers, de portefeuilles d’investissement et de participations dans les télécommunications, dont environ 1,5 milliard de dollars liés à trois puissants hommes d’affaires alignés sur l’ancien gouvernement.

Selon la publication française Intelligence Online, Abu Maryam dirige actuellement le comité présidentiel dans le cadre d’une politique décrite par certaines sources comme « le pardon en échange d’argent ».

Au lieu de procédures judiciaires, le comité s’appuie sur des « règlements » – des négociations qui permettent à l’homme d’affaires visé de conserver une fraction de ses avoirs en échange de paiements en espèces, de loyauté politique, ou les deux. Une grande partie des richesses récupérées a été transférée dans un fonds souverain nouvellement annoncé, placé sous la supervision présidentielle.

Le même rapport français note qu’il a précédemment occupé des fonctions de supervision économique au sein des structures du HTS et qu’il est actuellement impliqué dans la gestion de systèmes financiers numériques tels que Sham Cash.

Accords, saisies et menaces

Selon deux hommes d’affaires – qui ont chacun communiqué personnellement avec Abu Maryam al-Australi – qui se sont entretenus avec The Cradle, la première source, un homme d’affaires bien connu qui a quitté Damas après la chute du gouvernement, déclare :

« Abu Maryam al-Australi m’a appelé et m’a proposé un règlement dans lequel je devais renoncer à 80 % de mes actifs. Après avoir refusé, j’ai été menacé de saisie de tous mes biens mobiliers et immobiliers. Nous avons ensuite trouvé un accord selon lequel je devais payer une somme d’argent pour éviter la saisie. Après avoir payé, ils m’ont recontacté quelques mois plus tard et m’ont à nouveau extorqué de l’argent. Lorsque j’ai refusé de payer, mes biens ont été saisis. »

Il confirme avoir contacté le ministre des Finances Barniyya, un vieil ami, mais celui-ci lui a répondu : « Ce qui se passe n’est pas légal » et qu’aucune loi n’autorise une telle saisie, mais qu’il n’a pas le pouvoir de l’empêcher. Il explique qu’il n’a parlé qu’une seule fois à Abu Maryam ; par la suite, quelqu’un du bureau d’Abu Maryam s’est occupé du reste. Le premier paiement, dit-il, a été effectué en espèces, car ils ont refusé tout virement bancaire qui aurait pu servir de preuve par la suite.

Le deuxième homme d’affaires confirme que, sous une pression incessante et des extorsions continuelles, il a été contraint de céder 80 % de ses actifs, soulignant que la pression venait directement d’Abu Maryam, en coordination avec Hazem al-Sharaa.

Une autre source a déclaré à The Cradle que l’homme d’affaires syrien Samir Hassan, qui avait été arrêté en septembre par les services de sécurité du gouvernement de transition malgré les promesses du gouvernement qu’il ne serait pas arrêté après avoir conclu un accord avec Abu Maryam et Hazem al-Sharaa et versé la somme requise, avait néanmoins été arrêté à Damas.

S’adressant également à The Cradle, l’économiste syrien Mohammed Albi a déclaré aujourd’hui que l’économie syrienne « est divisée en trois systèmes parallèles : l’économie d’État, l’économie du nord-ouest basée à Idlib et l’économie de l’est de l’Euphrate », expliquant que chacun dispose de « ses propres structures financières, douanières et opérationnelles », ce qui rend l’économie, selon ses termes, « dépourvue de centre unifié » et rendant « toute politique nationale otage de zones d’influence parallèles échappant à l’autorité d’un seul État ».

En ce qui concerne les pouvoirs ministériels et économiques, M. Albi a déclaré que le paysage actuel « rend difficile d’affirmer que les ministres possèdent un réel pouvoir décisionnel », soulignant que « la plupart des décisions économiques sont prises en dehors du cadre ministériel », élaborées soit « dans le cercle restreint autour de la présidence, soit par le biais de comités économiques non officiels qui contrôlent les dossiers d’investissement, les banques, les règlements et même les décisions d’importation/exportation ».

Trois économies parallèles

Albi note qu’un ministre « ne définit pas tant la politique qu’il n’exécute les directives » et que son rôle est souvent « technique ou médiatique plutôt que décisionnel ». Même la Banque centrale syrienne, censée être la plus indépendante, « fonctionne dans les limites fixées par des centres de pouvoir parallèles qui supervisent la politique monétaire et la gestion des liquidités ».

L’économiste Younes Karim décrit une hiérarchie à trois niveaux : le secrétariat présidentiel dirigé par Maher al-Sharaa, le Conseil économique suprême dirigé par Hazem al-Sharaa et les réseaux cléricaux et sécuritaires des figures du HTS dont l’influence est tolérée car elle garantit leur loyauté.

Il explique à The Cradle que Maher al-Sharaa « est devenu un centre décisionnel clé et l’architecte de la politique économique », car « toutes les décisions administratives ou économiques lui reviennent ». Le deuxième centre de pouvoir est le « Conseil économique suprême » dirigé par Hazem al-Sharaa, dont le rôle est devenu « le remplacement de la Chambre économique » précédemment dirigée de facto par l’ancienne première dame, Asma al-Assad.

Karim affirme que le Secrétariat est devenu « un cabinet parallèle », prenant des décisions avec la rapidité autrefois associée à un Premier ministre ou même à un vice-président. Il décrit une dualité émergente : un « État des pauvres », représenté par les ministères, et un « État supra-constitutionnel », composé d’organes d’élite liés à la famille Sharaa.

Dans cet ordre, Sukkarieh dirige la branche chargée de la mise en œuvre économique, tandis que Mustafa Kadeed, connu sous le nom d’Abu Abdel Rahman, gère les flux financiers. Il décrit Hazem comme l’incarnation de « l’économie parallèle », tandis que Maher représente « l’économie officielle ».

Karim met en garde contre « l’effondrement du concept d’État », « l’effacement de l’identité institutionnelle de la Syrie » et le « conflit imminent » entre les centres de pouvoir rivaux. « La lutte a commencé », dit-il. « Chaque faction définit son espace. Le conflit approche. »

Au sein du nouveau réseau de pouvoir

L’architecture du pouvoir en Syrie aujourd’hui s’articule autour d’une seule famille élargie et des agents qui la servent.

À sa tête se trouve Ahmad al-Sharaa, président de la République, tandis que son frère Maher, secrétaire général de la présidence, exerce le véritable pouvoir exécutif. Son autre frère, Hazem, préside le Conseil économique suprême et façonne l’économie parallèle qui éclipse désormais l’économie officielle. À leurs côtés travaille Ibrahim Sukkarieh, ou Abu Maryam al-Australi, un agent né à l’étranger qui applique les accords, négocie les transferts d’actifs et supervise le mécanisme de restructuration économique coercitive.

D’autres membres de la famille occupent des postes stratégiques : le neveu du président, Owais al-Sharaa, dont le mandat précis reste obscur ; Ahmad al-Droubi, son beau-frère qui contrôle le trésor de la Banque centrale syrienne ; et Maher Marwan, un autre beau-frère nommé gouverneur de Damas. Même le frère du président, Jamal al-Sharaa, qui faisait autrefois partie de cette constellation, a été écarté après que le président eut scellé son bureau à Damas avec de la cire rouge et interdit toute relation officielle avec lui.

Dans l’ensemble, ces nominations constituent une consolidation du pouvoir sans précédent, même sous le gouvernement Assad : l’autorité économique, la supervision administrative, l’influence en matière de sécurité et la liquidité financière sont concentrées entre les mains d’une seule famille et d’un seul outsider de confiance, devenu indispensable à son régime.

Un État qui existe sur le papier et un réseau qui gouverne dans la pratique

Au lieu de s’orienter vers un rétablissement institutionnel après la guerre, la Syrie s’est enfoncée davantage dans un système de gouvernance en réseau dans lequel les organismes officiels servent principalement de façade. Les ministères continuent de publier des décrets, mais leur autorité est faible ; les comités tamponnent les documents, mais les véritables décisions sont prises ailleurs. Le pouvoir circule désormais par des canaux privés et des réseaux familiaux, ancrés dans le comité fantôme dirigé par Hazem al-Sharaa et Abu Maryam al-Australi.

Les gouvernements étrangers, les investisseurs et les Syriens eux-mêmes sont confrontés à un État dont les contours restent intacts, mais dont le cœur opérationnel a été remplacé par un petit réseau étroitement lié composé de membres de la famille, de fidèles et d’un agent né à l’étranger dont la trajectoire, de commentateur lié aux militants à initié du palais, définit désormais la transition.

La question qui reste en suspens, tant pour les Syriens que pour les étrangers, est simple : comment un pays peut-il se reconstruire lorsque ses institutions sont vides, que son économie est gérée par des réseaux privés et que son avenir dépend des décisions d’individus qui opèrent au-dessus de l’État plutôt qu’au sein de celui-ci ?

The Cradle.