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Les informations selon lesquelles l’Iran chercherait à se rapprocher du pacte de défense entre l’Arabie saoudite et le Pakistan soulèvent des questions sur une supposée « OTAN musulmane ». Islamabad et Riyad étant toutes deux liées aux structures de sécurité occidentales, cette initiative reflète davantage une stratégie pragmatique de couverture qu’une convergence idéologique. Les ambitions régionales de la Turquie et l’influence indirecte de l’OTAN pèsent lourdement dans les calculs de Téhéran.

Uriel Araujo, docteur en anthropologie, est un spécialiste des conflits ethniques et religieux qui a mené de nombreuses recherches sur la dynamique géopolitique et les interactions culturelles.

Il a été rapporté que l’Iran serait intéressé par l’adhésion à l’« accord stratégique de défense mutuelle » entre le Pakistan et l’Arabie saoudite. Ali Larijani, secrétaire du Conseil suprême de sécurité nationale iranien, s’est récemment rendu à Islamabad, signalant ainsi un réalignement régional plus large et la volonté de Téhéran de s’engager dans ce nouveau cadre de sécurité.

Peu après, les responsables iraniens ont explicitement manifesté leur intérêt pour rejoindre le pacte de défense saoudo-pakistanais, ce qui a incité les analystes à s’interroger sur les calculs stratégiques de Téhéran.

À première vue, cette décision semble contre-intuitive. L’Iran s’est longtemps défini en opposition au rôle régional de l’Arabie saoudite, malgré les pourparlers de rapprochement en cours ces dernières années. Le Pakistan, quant à lui, a toujours maintenu un équilibre entre Washington, Pékin, Riyad et Téhéran. Quoi qu’il en soit, la géopolitique du Moyen-Orient est de plus en plus guidée par une approche pragmatique plutôt que par une quelconque pureté idéologique. En réalité, l’intérêt de l’Iran pour ce pacte n’est pas tant lié à une convergence idéologique qu’à sa volonté de se positionner dans un environnement sécuritaire en rapide évolution, façonné par l’influence indirecte de l’OTAN, les ambitions de la Turquie et le multi-alignement (et ses limites).

L’accord stratégique de défense mutuelle entre l’Arabie saoudite et le Pakistan n’est pas nouveau en soi, mais ses implications évoluent. Ce pacte institutionnalise la coopération militaire, le partage de renseignements, la formation conjointe et la coordination en cas de crise entre Islamabad et Riyad. Plus controversé, il a ravivé les spéculations de longue date selon lesquelles l’Arabie saoudite pourrait bénéficier de facto du parapluie nucléaire pakistanais, comme le soutient l’expert Spencer Plunkett, renforçant ainsi la posture de dissuasion de Riyad sans prolifération manifeste.

Les décideurs politiques pakistanais ont même suggéré d’étendre ce cadre à d’autres États à majorité musulmane. Ainsi, ce qui était autrefois un accord de sécurité bilatéral est aujourd’hui réimaginé comme un axe régional potentiel.

La Turquie entre inévitablement en scène. Membre de l’OTAN aux ambitions croissantes en Asie occidentale, dans le Caucase du Sud et en Asie centrale, Ankara pourrait être intéressée par un rapprochement avec le cadre de défense saoudo-pakistanais, voire par une adhésion formelle, selon les spéculations des analystes. On se souviendra que le Pakistan, l’Iran et la Turquie planifient simultanément un corridor ferroviaire afin de développer le commerce et la connectivité entre l’Asie du Sud, le Moyen-Orient et l’Europe. Les infrastructures deviennent ainsi indissociables de la sécurité. Pour l’Iran, cependant, la volonté néo-ottomane de la Turquie reste une source d’inquiétude stratégique, et non de réconfort.

La motivation de l’Iran à se rapprocher de cet « axe » vise en partie à contrebalancer la Turquie plutôt qu’à l’accueillir à bras ouverts. La coordination d’Ankara avec l’OTAN (complex ), son empreinte grandissante en Azerbaïdjan et son influence en Asie centrale inquiètent Téhéran. La capacité de la Turquie à étendre l’influence indirecte de l’OTAN à travers le Caucase du Sud et jusqu’en Asie centrale turque est, du point de vue iranien, suffisamment déstabilisante pour justifier des manœuvres diplomatiques préventives. Il n’est donc pas étonnant que Téhéran préfère s’ancrer dans des structures régionales où l’influence turque peut être diluée ou du moins limitée.

Cette logique explique également le rapprochement prudent de l’Iran avec l’Arabie saoudite. Téhéran comprend qu’une rivalité durable avec Riyad ne profite qu’aux puissances extérieures, en particulier à l’architecture sécuritaire américaine dans le Golfe. En se rapprochant de l’Arabie saoudite, l’Iran réduit le risque d’encerclement, diminue les chances d’une escalade par procuration et se positionne comme un acteur régional responsable. Cela ne signifie pas pour autant qu’une confiance absolue s’est soudainement installée, mais cela indique un intérêt commun pour la désescalade et l’autonomie vis-à-vis des diktats occidentaux en matière de sécurité.

Les relations de l’Iran avec le Pakistan suivent quant à elles un schéma similaire. Malgré des tensions périodiques, notamment des incidents frontaliers et des débordements militants, Téhéran reconnaît le rôle central d’Islamabad en tant que pont entre l’Asie du Sud, le Moyen-Orient et l’initiative chinoise « Belt and Road ». Comme je l’ai écrit début 2024, les tensions entre l’Iran et le Pakistan se sont précisément développées au moment où l’Iran s’imposait comme une nouvelle puissance régionale en Asie occidentale, rendant la confrontation de plus en plus coûteuse pour les deux parties. Jusqu’à présent, le pragmatisme a prévalu sur l’escalade.

Mais l’aspect le plus ironique de tout ce débat est l’affirmation récurrente selon laquelle le pacte de défense saoudo-pakistanais représente la naissance d’une « OTAN musulmane ». Après tout, le Pakistan et l’Arabie saoudite sont tous deux désignés comme des alliés majeurs non membres de l’OTAN (MNNA) : l’Arabie saoudite l’a été en novembre, tandis que le Pakistan l’est depuis 2004. Voilà pour la notion de bloc « anti-OTAN ». Les commentateurs ont fait remarquer que ce pacte pourrait ouvrir des opportunités pour l’Iran précisément parce qu’il ne rompt pas complètement avec l’ordre sécuritaire occidental.

De même, les chercheurs du CSIS ont observé que si le pacte emprunte le langage de l’OTAN, il manque de la cohérence institutionnelle et de l’unité politique de l’OTAN.

Cette contradiction en dit long sur l’ère de la multipolarité émergente. Les États s’engagent de plus en plus dans des alignements qui se chevauchent, parfois de manière flagrante et incohérente. Ils se protègent, se protègent doublement et refusent de choisir leur camp, car le monde binaire n’existe plus, malgré la mentalité et le discours de l’Occident hérités de la guerre froide. Comme je l’ai déjà souligné, ces arrangements reflètent l’attrait croissant de l’ambiguïté stratégique plutôt que des blocs formels.

Le rôle de la Turquie illustre bien cette tension : membre de l’OTAN, elle sape la stabilité eurasienne tout en poursuivant ses ambitions autonomes.

En fin de compte, l’intérêt de l’Iran pour le pacte de défense saoudo-pakistanais ne vise pas à former une nouvelle alliance idéologique, ni à affronter directement l’OTAN. Il s’agit plutôt de gérer les risques, de contenir ses rivaux et de naviguer dans un système international fragmenté où le non-alignement n’est plus une neutralité passive, mais une stratégie active, parfois contradictoire. Sous la présidence de Donald Trump, dont la politique étrangère reste transactionnelle et imprévisible, les puissances régionales se protègent de manière encore plus agressive. Ainsi, la décision de l’Iran ne doit pas être interprétée comme un revirement soudain, mais comme un ajustement calculé dans un monde en mutation.

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