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Jeffrey D. Sachs est professeur d’université et directeur du Centre pour le développement durable à l’université Columbia, ainsi que président du Réseau des solutions pour le développement durable des Nations Unies.

L’Europe a maintes fois refusé la paix avec la Russie alors qu’un règlement négocié était possible, et ces refus se sont avérés profondément contre-productifs. Du XIXe siècle à nos jours, les préoccupations sécuritaires de la Russie ont été perçues non comme des intérêts légitimes à négocier dans le cadre d’un ordre européen plus large, mais comme des transgressions morales à combattre, contenir ou ignorer. Ce schéma s’est perpétué sous des régimes russes radicalement différents – tsariste, soviétique et post-soviétique – suggérant que le problème ne réside pas principalement dans l’idéologie russe, mais dans le refus persistant de l’Europe de reconnaître la Russie comme un acteur de sécurité légitime et égal.

Mon argument n’est pas que la Russie ait été entièrement bienveillante ou digne de confiance. Il s’agit plutôt du constat que l’Europe a systématiquement appliqué deux poids, deux mesures en matière de sécurité. L’Europe considère son propre recours à la force, la construction d’alliances et son influence impériale ou post-impériale comme normaux et légitimes, tout en interprétant un comportement russe comparable – notamment à proximité des frontières de la Russie – comme intrinsèquement déstabilisateur et illégitime. Cette asymétrie a restreint l’espace diplomatique, délégitimé le compromis et accru le risque de guerre. De même, ce cercle vicieux demeure la caractéristique principale des relations euro-russes au XXIe siècle.

Un échec récurrent tout au long de cette histoire a été l’incapacité – ou le refus – de l’Europe de distinguer entre l’agression russe et les mesures de sécurité prises par la Russie. À plusieurs reprises, des actions interprétées en Europe comme la preuve d’un expansionnisme russe inhérent étaient, du point de vue de Moscou, des tentatives de réduire sa vulnérabilité dans un environnement perçu comme de plus en plus hostile. Parallèlement, l’Europe a systématiquement interprété ses propres alliances, déploiements militaires et expansions institutionnelles comme des mesures bienveillantes et défensives, même lorsque ces mesures réduisaient directement la profondeur stratégique russe. Cette asymétrie est au cœur du dilemme sécuritaire qui a maintes fois dégénéré en conflit : la défense d’un camp est considérée comme légitime, tandis que la crainte de l’autre est balayée d’un revers de main, qualifiée de paranoïa ou de mauvaise foi.

La russophobie occidentale ne doit pas être perçue avant tout comme une hostilité émotionnelle envers les Russes ou la culture russe. Elle se manifeste plutôt comme un préjugé structurel, profondément ancré dans la pensée sécuritaire européenne : la présomption que la Russie fait exception aux règles diplomatiques habituelles. Tandis que les autres grandes puissances sont présumées avoir des intérêts de sécurité légitimes qu’il convient de prendre en compte et d’équilibrer, les intérêts de la Russie sont présumés illégitimes jusqu’à preuve du contraire. Cette présomption perdure malgré les changements de régime, d’idéologie et de dirigeants. Elle transforme les désaccords politiques en absolus moraux et rend tout compromis suspect. De ce fait, la russophobie relève moins d’un sentiment que d’une distorsion systémique, qui compromet régulièrement la sécurité de l’Europe.

J’analyse ce schéma à travers quatre grandes périodes historiques. J’examine d’abord le XIXe siècle, en commençant par le rôle central de la Russie dans le Concert européen après 1815 et sa transformation subséquente en menace désignée pour l’Europe. La guerre de Crimée apparaît comme le traumatisme fondateur de la russophobie moderne : une guerre de choix menée par la Grande-Bretagne et la France malgré la possibilité de compromis diplomatiques, motivée par l’hostilité moralisatrice et l’angoisse impériale de l’Occident plutôt que par une nécessité inéluctable. Le mémorandum Pogodine de 1853 sur le double discours de l’Occident, avec la célèbre note marginale du tsar Nicolas Ier – « C’est là tout le problème » –, n’est pas qu’une simple anecdote, mais une clé d’analyse essentielle pour comprendre le double discours de l’Europe et les craintes et ressentiments compréhensibles de la Russie.

En second lieu, j’aborde les périodes révolutionnaire et de l’entre-deux-guerres, durant lesquelles l’Europe et les États-Unis sont passés d’une rivalité avec la Russie à une intervention directe dans ses affaires intérieures. J’examine en détail les interventions militaires occidentales pendant la guerre civile russe, le refus d’intégrer l’Union soviétique à un système de sécurité collective durable dans les années 1920 et 1930, et l’échec catastrophique de l’alliance contre le fascisme, en m’appuyant notamment sur les travaux d’archives de Michael Jabara Carley. Il en résulta non pas l’endiguement de la puissance soviétique, mais l’effondrement de la sécurité européenne et la dévastation du continent lui-même lors de la Seconde Guerre mondiale.

Troisièmement, les débuts de la Guerre froide auraient dû constituer une occasion de correction décisive ; pourtant, l’Europe a une fois de plus rejeté la paix alors qu’elle était à portée de main. Bien que la conférence de Potsdam ait abouti à un accord sur la démilitarisation de l’Allemagne, l’Occident est revenu sur sa parole. Sept ans plus tard, il a également rejeté la note Staline, qui proposait la réunification allemande sous condition de neutralité. Le refus de la réunification par le chancelier Adenauer – malgré des preuves évidentes de la sincérité de l’offre de Staline – a consolidé la division de l’Allemagne d’après-guerre, enraciné la confrontation entre les blocs et plongé l’Europe dans des décennies de militarisation.

Enfin, j’analyse la période post-Guerre froide, où l’Europe s’est trouvée face à une occasion unique de sortir de ce cycle destructeur. La vision de Gorbatchev d’une « Maison commune européenne » et la Charte de Paris proposaient un ordre de sécurité fondé sur l’inclusion et l’indivisibilité. Or, l’Europe a opté pour l’élargissement de l’OTAN, l’asymétrie institutionnelle et une architecture de sécurité construite autour de la Russie plutôt qu’avec elle. Ce choix n’était pas fortuit. Il reflétait une grande stratégie anglo-américaine – formulée le plus explicitement par Zbigniew Brzezinski – qui considérait l’Eurasie comme l’arène centrale de la compétition mondiale et la Russie comme une puissance à empêcher de consolider sa sécurité et son influence.

Les conséquences de ce long mépris pour les préoccupations sécuritaires russes apparaissent aujourd’hui avec une clarté brutale. La guerre en Ukraine, l’effondrement du contrôle des armements nucléaires, les chocs énergétiques et industriels en Europe, la nouvelle course aux armements en Europe, la fragmentation politique de l’UE et la perte d’autonomie stratégique de l’Europe ne sont pas des aberrations. Elles sont le prix cumulatif de deux siècles de refus de l’Europe de prendre au sérieux les préoccupations sécuritaires de la Russie.

Ma conclusion est que la paix avec la Russie ne requiert pas une confiance aveugle. Elle exige de reconnaître qu’une sécurité européenne durable ne peut se construire en niant la légitimité des intérêts sécuritaires russes. Tant que l’Europe persistera dans cette attitude, elle restera prisonnière d’un cycle de refus de la paix lorsqu’elle est possible, et en paiera le prix toujours plus élevé.

Les origines de la russophobie structurelle

L’échec récurrent de l’Europe à instaurer la paix avec la Russie n’est pas principalement dû à Poutine, au communisme, ni même à l’idéologie du XXe siècle. Il est bien plus ancien et structurel. À maintes reprises, les préoccupations sécuritaires de la Russie ont été perçues par l’Europe non comme des intérêts légitimes susceptibles de négociation, mais comme des transgressions morales. En ce sens, l’histoire commence avec la transformation, au XIXe siècle, de la Russie, d’un garant de l’équilibre européen en une menace désignée pour le continent.

Après la défaite de Napoléon en 1815, la Russie n’était plus périphérique à l’Europe, mais bien centrale. Elle joua un rôle déterminant dans cette défaite, et le tsar fut l’un des principaux artisans du règlement post-napoléonien. Le Concert européen reposait sur un principe implicite : la paix exige que les grandes puissances se reconnaissent mutuellement comme des acteurs légitimes et gèrent les crises par la concertation plutôt que par une approche moralisatrice et dogmatique. Pourtant, en l’espace d’une génération, une contre-proposition gagna du terrain dans la culture politique britannique et française : la Russie n’était pas une grande puissance comme les autres, mais une menace civilisationnelle, dont les revendications, même locales et défensives, devaient être considérées comme intrinsèquement expansionnistes et donc inacceptables.

Ce changement est saisi avec une clarté extraordinaire dans un document mis en lumière par Orlando Figes dans *La Guerre de Crimée : une histoire* (2010) comme ayant été écrit au point charnière entre diplomatie et guerre : le mémorandum de Mikhaïl Pogodine au tsar Nicolas Ier en 1853. Pogodine énumère des épisodes de coercition occidentale et de violence impériale — des conquêtes lointaines et des guerres de choix — et les oppose à l’indignation de l’Europe face aux actions russes dans les régions voisines :

La France annexe l’Algérie à la Turquie, et presque chaque année l’Angleterre s’empare d’une nouvelle principauté indienne : rien de tout cela ne perturbe l’équilibre des puissances. Mais lorsque la Russie occupe la Moldavie et la Valachie, même temporairement, cet équilibre est rompu. La France occupe Rome et y demeure plusieurs années en temps de paix : cela ne pose aucun problème. Mais la Russie ne songe qu’à occuper Constantinople, et la paix en Europe est menacée. Les Anglais déclarent la guerre aux Chinois, qui, semble-t-il, les ont offensés : nul n’a le droit d’intervenir. Mais la Russie est obligée de demander l’autorisation à l’Europe si elle se querelle avec son voisin. L’Angleterre menace la Grèce de soutenir les prétentions mensongères d’un Juif misérable et incendie sa flotte : c’est un acte légitime. Mais la Russie exige un traité pour protéger des millions de chrétiens, ce qui est perçu comme un renforcement de sa position en Orient au détriment de l’équilibre des puissances.

Pogodin conclut : « Nous ne pouvons rien attendre de l’Occident, si ce n’est une haine aveugle et de la malice », ce à quoi Nicolas a répondu par cette formule devenue célèbre : « C’est bien là le problème. »

L’échange entre Pogodine et Nicolas est important car il met en lumière la pathologie récurrente qui se manifeste dans chaque épisode majeur ultérieur. L’Europe insiste systématiquement sur la légitimité universelle de ses propres revendications sécuritaires, tout en traitant celles de la Russie comme fallacieuses ou suspectes. Cette position engendre une instabilité particulière : elle rend tout compromis politiquement illégitime dans les capitales occidentales, provoquant l’effondrement de la diplomatie non pas parce qu’un accord est impossible, mais parce que la reconnaissance des intérêts de la Russie est perçue comme une faute morale.

La guerre de Crimée constitue la première manifestation décisive de cette dynamique. Si la crise immédiate était liée au déclin de l’Empire ottoman et aux différends concernant les sites religieux, l’enjeu de fond était de savoir si la Russie serait autorisée à s’assurer une place reconnue dans la sphère mer Noire-Balkans sans être perçue comme une puissance prédatrice. Les analyses diplomatiques modernes soulignent que la crise de Crimée différait des précédentes « crises orientales » car les pratiques de coopération du Concert étaient déjà en déclin et l’opinion britannique avait basculé vers une position anti-russe extrême, réduisant considérablement les possibilités de règlement.

Ce qui rend cet épisode si révélateur, c’est qu’une solution négociée était possible. La Note de Vienne visait à concilier les préoccupations russes avec la souveraineté ottomane et à préserver la paix. Cependant, elle s’est effondrée sous l’effet de la méfiance et des incitations politiques à l’escalade. La guerre de Crimée s’en est suivie. Elle n’était pas « nécessaire » au sens stratégique strict ; elle a été rendue probable par le fait que les compromis franco-britanniques avec la Russie étaient devenus politiquement toxiques. Les conséquences ont été désastreuses pour l’Europe : pertes humaines massives, absence d’architecture de sécurité durable et enracinement d’un réflexe idéologique qui considérait la Russie comme l’exception aux négociations habituelles entre grandes puissances. Autrement dit, l’Europe n’a pas atteint la sécurité en rejetant les préoccupations de la Russie. Au contraire, elle a créé un cycle d’hostilité plus long qui a rendu les crises ultérieures plus difficiles à gérer.

La campagne militaire de l’Occident contre le bolchevisme 

Ce cycle s’est poursuivi jusqu’à la rupture révolutionnaire de 1917. Lorsque le régime russe a changé, l’Occident n’est pas passé de la rivalité à la neutralité ; au contraire, il s’est orienté vers une intervention active, considérant l’existence d’un État russe souverain en dehors de la tutelle occidentale comme intolérable.

La révolution bolchevique et la guerre civile qui s’ensuivit engendrèrent un conflit complexe impliquant Rouges, Blancs, mouvements nationalistes et armées étrangères. Point crucial, les puissances occidentales ne se contentèrent pas d’observer passivement l’issue du conflit. Elles intervinrent militairement en Russie sur de vastes territoires – le nord du pays, les rives de la Baltique, la mer Noire, la Sibérie et l’Extrême-Orient – ​​sous des justifications qui évoluèrent rapidement, passant de la logistique de guerre à la volonté de changement de régime.

On peut certes reconnaître la justification « officielle » classique de l’intervention initiale : la crainte que le matériel de guerre ne tombe aux mains des Allemands après la sortie de la Russie de la Première Guerre mondiale, et la volonté de rouvrir un front de l’Est. Pourtant, une fois l’Allemagne capitulée en novembre 1918, l’intervention ne cessa pas ; elle se transforma. Cette transformation explique l’importance capitale de cet épisode : elle révèle une volonté, même au milieu des ravages de la Première Guerre mondiale, d’utiliser la force pour façonner l’avenir politique intérieur de la Russie.

L’ouvrage de David Foglesong, *America’s Secret War against Bolshevism* (1995), publié par UNC Press et qui demeure la référence incontournable en matière de politique américaine, le décrit avec précision. Foglesong présente l’intervention américaine non comme un épisode confus et secondaire, mais comme un effort soutenu visant à empêcher le bolchevisme de consolider son pouvoir. Des récits historiques de grande qualité, publiés récemment, ont remis cet épisode sur le devant de la scène ; notamment, *A Nasty Little War* (2024) d’Anna Reid décrit l’intervention occidentale comme une tentative maladroite, mais délibérée, de renverser la révolution bolchevique de 1917.

L’étendue géographique de l’intervention est en elle-même révélatrice, car elle contredit les affirmations occidentales ultérieures selon lesquelles les craintes de la Russie n’étaient que pure paranoïa. Les forces alliées débarquèrent à Arkhangelsk et à Mourmansk pour mener des opérations dans le nord de la Russie ; en Sibérie, elles pénétrèrent par Vladivostok et le long des voies ferrées ; les forces japonaises se déployèrent massivement en Extrême-Orient ; et au sud, des débarquements et des opérations eurent lieu autour d’Odessa et de Sébastopol. Un simple aperçu des dates et des théâtres d’opérations de l’intervention – de novembre 1917 au début des années 1920 – démontre la persistance de la présence étrangère et l’ampleur de son action.

Il ne s’agissait pas simplement de « conseils » ou d’une présence symbolique. Les forces occidentales ont approvisionné, armé et, dans certains cas, supervisé de fait les formations blanches. Les puissances intervenantes se sont retrouvées mêlées aux aspects moraux et politiques sordides de la politique blanche, notamment aux programmes réactionnaires et aux atrocités les plus graves. Cette réalité rend cet épisode particulièrement corrosif pour le discours moral occidental : l’Occident ne s’est pas contenté de s’opposer au bolchevisme ; il l’a souvent fait en s’alliant à des forces dont la brutalité et les objectifs de guerre contrastaient fortement avec les prétentions occidentales ultérieures à la légitimité libérale.

Du point de vue de Moscou, cette intervention confirmait l’avertissement lancé par Pogodine des décennies auparavant : l’Europe et les États-Unis étaient prêts à recourir à la force pour déterminer si la Russie serait autorisée à exister en tant que puissance autonome. Cet épisode est devenu fondamental dans la mémoire soviétique, renforçant la conviction que les puissances occidentales avaient tenté d’étouffer la révolution dans l’œuf. Il a démontré que la rhétorique morale occidentale sur la paix et l’ordre pouvait parfaitement coexister avec des campagnes de coercition lorsque la souveraineté russe était en jeu.

L’intervention a également engendré une conséquence décisive de second ordre. En s’engageant dans la guerre civile russe, l’Occident a involontairement renforcé la légitimité bolchevique sur le plan intérieur. La présence d’armées étrangères et de forces blanches soutenues par l’étranger a permis aux bolcheviks de prétendre défendre l’indépendance russe contre l’encerclement impérial. Les récits historiques soulignent unanimement avec quelle efficacité les bolcheviks ont exploité la présence alliée à des fins de propagande et de légitimation. Autrement dit, la tentative de « briser » le bolchevisme a contribué à consolider le régime même qu’elle cherchait à détruire.

Cette dynamique révèle le cycle précis de l’histoire : la russophobie se révèle stratégiquement contre-productive pour l’Europe. Elle pousse les puissances occidentales à adopter des politiques coercitives qui, loin de résoudre le problème, l’exacerbent. Elle engendre des griefs et des craintes sécuritaires en Russie, que les dirigeants occidentaux qualifieront plus tard de paranoïa irrationnelle. De plus, elle restreint la marge de manœuvre diplomatique future en faisant comprendre à la Russie – quel que soit son régime – que les promesses de règlement occidentales peuvent être illusoires.

Au début des années 1920, tandis que les forces étrangères se retiraient et que l’État soviétique se consolidait, l’Europe avait déjà fait deux choix lourds de conséquences qui allaient se faire sentir pendant le siècle suivant. Premièrement, elle avait contribué à forger une culture politique qui transformait des conflits gérables – comme la crise de Crimée – en guerres majeures, en refusant de reconnaître la légitimité des intérêts russes. Deuxièmement, elle avait démontré, par des interventions militaires, sa volonté d’utiliser la force non seulement pour contrer l’expansion russe, mais aussi pour façonner la souveraineté et le régime russes. Ces choix n’ont pas stabilisé l’Europe ; au contraire, ils ont semé les germes de catastrophes ultérieures : l’effondrement de la sécurité collective dans l’entre-deux-guerres, la militarisation permanente de la Guerre froide et le retour à l’escalade des tensions aux frontières après la Guerre froide.

Sécurité collective et choix contre la Russie

Au milieu des années 1920, l’Europe se trouvait confrontée à une Russie qui avait survécu à toutes les tentatives d’anéantissement : révolution, guerre civile, famine et intervention militaire étrangère directe. L’État soviétique qui émergeait était pauvre, traumatisé et profondément méfiant, mais aussi incontestablement souverain. À ce moment précis, l’Europe était confrontée à un choix qui allait se répéter : traiter cette Russie comme un acteur légitime de la sécurité, dont les intérêts devaient être intégrés à l’ordre européen, ou comme un étranger permanent dont les préoccupations pouvaient être ignorées, différées ou passées sous silence. L’Europe choisit la seconde option, et le prix à payer fut exorbitant.

L’héritage des interventions alliées durant la guerre civile russe a durablement marqué la diplomatie ultérieure. Du point de vue de Moscou, l’Europe ne s’était pas contentée de désapprouver l’idéologie bolchevique ; elle avait tenté de décider par la force du destin politique intérieur de la Russie. Cette expérience fut déterminante. Elle a façonné la perception soviétique des intentions occidentales et a engendré un profond scepticisme à l’égard des assurances occidentales. Au lieu de reconnaître ce passé et de rechercher la réconciliation, la diplomatie européenne a souvent agi comme si la méfiance soviétique était irrationnelle – une tendance qui allait perdurer durant la Guerre froide et au-delà.

Tout au long des années 1920, l’Europe a oscillé entre engagement tactique et exclusion stratégique. Des traités comme celui de Rapallo (1922) ont démontré que l’Allemagne, elle-même mise au ban après Versailles, pouvait s’engager pragmatiquement avec la Russie soviétique. Pourtant, pour la Grande-Bretagne et la France, l’engagement avec Moscou est resté provisoire et opportuniste. L’URSS était tolérée lorsqu’elle servait les intérêts britanniques et français, et marginalisée dans le cas contraire. Aucun effort sérieux n’a été entrepris pour intégrer la Russie, sur un pied d’égalité, à une architecture de sécurité européenne durable.

Cette ambivalence s’est muée en une attitude bien plus dangereuse et autodestructrice dans les années 1930. Alors que la montée d’Hitler représentait une menace existentielle pour l’Europe, les principales puissances du continent ont systématiquement considéré le bolchevisme comme le danger le plus grand. Il ne s’agissait pas d’une simple rhétorique ; cela a influencé des choix politiques concrets : alliances rompues, garanties reportées et dissuasion compromise.

Il est essentiel de souligner qu’il ne s’agissait pas simplement d’un échec anglo-américain, ni d’une histoire où l’Europe aurait été passivement emportée par les courants idéologiques. Les gouvernements européens ont exercé leur pouvoir d’action, et ce, de manière décisive – et désastreuse. La France, la Grande-Bretagne et la Pologne ont fait à plusieurs reprises des choix stratégiques excluant l’Union soviétique des dispositifs de sécurité européens, même lorsque sa participation aurait renforcé la dissuasion face à l’Allemagne hitlérienne. Les dirigeants français ont privilégié un système de garanties bilatérales en Europe de l’Est, préservant l’influence française tout en évitant une intégration sécuritaire avec Moscou. La Pologne, avec le soutien tacite de Londres et de Paris, a refusé le droit de transit aux forces soviétiques, même pour la défense de la Tchécoslovaquie, privilégiant sa crainte de la présence soviétique au danger imminent d’une agression allemande. Ces décisions étaient loin d’être anodines. Elles reflétaient une préférence européenne pour la gestion du révisionnisme hitlérien plutôt que pour l’intégration de la puissance soviétique, et pour le risque d’une expansion nazie plutôt que pour la légitimation de la Russie comme partenaire de sécurité. En ce sens, l’Europe n’a pas seulement échoué à construire une sécurité collective avec la Russie ; elle a activement opté pour une logique de sécurité alternative qui excluait la Russie et qui, finalement, s’est effondrée sous le poids de ses propres contradictions.

À cet égard, le travail d’archives de Michael Jabara Carley est déterminant. Ses recherches démontrent que l’Union soviétique, et plus particulièrement sous l’égide du commissaire aux Affaires étrangères Maxim Litvinov, a déployé des efforts soutenus, explicites et bien documentés pour mettre en place un système de sécurité collective contre l’Allemagne nazie. Il ne s’agissait pas de vaines promesses. Ces efforts comprenaient des propositions de traités d’assistance mutuelle, de coordination militaire et de garanties explicites pour des États comme la Tchécoslovaquie. Carley montre que l’adhésion de l’Union soviétique à la Société des Nations en 1934 s’est accompagnée de véritables tentatives russes de rendre opérationnelle la dissuasion collective, et non d’une simple recherche de légitimité.

Cependant, ces efforts se heurtèrent à une hiérarchie idéologique occidentale où l’anticommunisme primait sur l’antifascisme. À Londres et à Paris, les élites politiques craignaient qu’une alliance avec Moscou ne légitime le bolchevisme sur les plans national et international. Comme le démontre Carley, les responsables politiques britanniques et français se préoccupaient moins des menaces hitlériennes que des conséquences politiques d’une coopération avec l’URSS. L’Union soviétique était perçue non comme un partenaire indispensable face à une menace commune, mais comme un fardeau dont l’intégration risquerait de « contaminer » la politique européenne.

Cette hiérarchie eut de profondes conséquences stratégiques. La politique d’apaisement envers l’Allemagne n’était pas simplement une mauvaise interprétation d’Hitler ; elle était le fruit d’une vision du monde qui considérait le révisionnisme nazi comme potentiellement gérable, tout en percevant la puissance soviétique comme intrinsèquement subversive. Le refus de la Pologne d’accorder aux troupes soviétiques le droit de transit pour défendre la Tchécoslovaquie – refus maintenu avec le soutien tacite des Occidentaux – en est emblématique. Les États européens préféraient le risque d’une agression allemande à la certitude d’une intervention soviétique, même lorsque cette dernière était explicitement défensive.

L’échec atteignit son paroxysme en 1939. Contrairement à la légende qui s’est répandue par la suite, les négociations franco-britanniques avec l’Union soviétique à Moscou ne furent pas sabotées par la duplicité soviétique. Elles échouèrent car la Grande-Bretagne et la France refusèrent de prendre des engagements contraignants ou de reconnaître l’URSS comme un partenaire militaire égal. La reconstitution de Carley montre que les délégations occidentales se rendirent à Moscou sans pouvoir de négociation, sans urgence et sans soutien politique pour conclure une véritable alliance. Lorsque les Soviétiques posèrent à plusieurs reprises la question essentielle de toute alliance – Êtes-vous prêts à agir ? –, la réponse, dans les faits, fut négative.

Le pacte Molotov-Ribbentrop qui suivit a toujours servi de justification a posteriori à la méfiance de l’Occident. L’ouvrage de Carley renverse cette logique. Ce pacte ne fut pas la cause de l’échec de l’Europe, mais sa conséquence. Il émergea après des années de refus de l’Occident de construire une sécurité collective avec la Russie. Ce fut une décision brutale, cynique et tragique, prise toutefois dans un contexte où la Grande-Bretagne, la France et la Pologne avaient déjà rejeté la paix avec la Russie sous la seule forme susceptible d’arrêter Hitler.

Le résultat fut catastrophique. L’Europe en paya le prix fort, non seulement en sang et en destruction, mais aussi en perdant toute autonomie. La guerre qu’elle n’a pu empêcher a anéanti sa puissance, épuisé ses sociétés et réduit le continent au principal champ de bataille de la rivalité des superpuissances. Une fois encore, le refus de la paix avec la Russie n’a pas engendré la sécurité ; il a provoqué une guerre bien plus terrible dans des conditions bien pires.

On aurait pu s’attendre à ce que l’ampleur même de cette catastrophe oblige à repenser l’approche de l’Europe vis-à-vis de la Russie après 1945. Il n’en fut rien.

De Potsdam à l’OTAN : l’architecture de l’exclusion

Les années d’après-guerre furent marquées par une transition rapide de l’alliance à la confrontation. Avant même la capitulation de l’Allemagne, Churchill donna l’ordre, à la surprise générale, aux stratèges militaires britanniques d’envisager un conflit immédiat avec l’Union soviétique. L’« Opération Impensable », élaborée en 1945, prévoyait d’utiliser la puissance anglo-américaine – et même des unités allemandes réarmées – pour imposer la volonté occidentale à la Russie dès 1945 ou peu après. Bien que ce plan ait été jugé militairement irréaliste et finalement abandonné, son existence même révèle à quel point l’idée que la puissance russe était illégitime et devait être contenue par la force, si nécessaire, était profondément ancrée.

La diplomatie occidentale avec l’Union soviétique a elle aussi échoué. L’Europe aurait dû reconnaître que l’Union soviétique avait supporté le plus lourd tribut de la défaite d’Hitler – avec 27 millions de victimes – et que les préoccupations sécuritaires de la Russie concernant le réarmement allemand étaient parfaitement légitimes. L’Europe aurait dû tirer la leçon qu’une paix durable exigeait la prise en compte explicite des principales préoccupations sécuritaires de la Russie, et surtout la prévention d’une Allemagne remilitarisée susceptible de menacer à nouveau les plaines orientales de l’Europe.

Sur le plan diplomatique, cette leçon fut d’abord acceptée. À Yalta et, de manière plus décisive, à Potsdam durant l’été 1945, les Alliés victorieux parvinrent à un consensus clair sur les principes fondamentaux régissant l’Allemagne d’après-guerre : démilitarisation, dénazification, démocratisation, décartelisation et réparations. L’Allemagne devait être traitée comme une entité économique unique ; ses forces armées devaient être démantelées ; et son orientation politique future devait être déterminée sans réarmement ni engagement d’alliance.

Pour l’Union soviétique, ces principes n’étaient pas abstraits ; ils étaient existentiels. À deux reprises en trente ans, l’Allemagne avait envahi la Russie, infligeant des ravages d’une ampleur sans précédent dans l’histoire européenne. Les pertes soviétiques lors de la Seconde Guerre mondiale ont conféré à Moscou une perspective sécuritaire qu’il est impossible de comprendre sans prendre en compte ce traumatisme. La neutralité et la démilitarisation permanente de l’Allemagne n’étaient pas des monnaies d’échange ; elles constituaient, du point de vue soviétique, les conditions minimales d’un ordre d’après-guerre stable.

Lors de la conférence de Potsdam en juillet 1945, ces préoccupations furent officiellement reconnues. Les Alliés convinrent que l’Allemagne ne serait pas autorisée à reconstituer sa puissance militaire. Le texte de la conférence était clair : l’Allemagne devait être empêchée de « menacer à nouveau ses voisins ou la paix du monde ». L’Union soviétique accepta la division temporaire de l’Allemagne en zones d’occupation précisément parce que cette division était présentée comme une nécessité administrative, et non comme un règlement géopolitique permanent.

Pourtant, presque aussitôt, les puissances occidentales ont commencé à réinterpréter – puis à démanteler discrètement – ​​ces engagements. Ce changement s’explique par l’évolution des priorités stratégiques américaines et britanniques. Comme le démontre Melvyn Leffler dans *A Preponderance of Power* (1992), les planificateurs américains ont rapidement considéré le redressement économique de l’Allemagne et son alignement politique sur l’Occident comme plus importants que le maintien d’une Allemagne démilitarisée acceptable pour Moscou. L’Union soviétique, jadis un allié indispensable, fut redéfinie comme un adversaire potentiel dont il fallait contenir l’influence en Europe.  

Cette réorientation a précédé toute crise militaire formelle de la Guerre froide. Bien avant le blocus de Berlin, la politique occidentale a commencé à consolider les zones occidentales sur les plans économique et politique. La création de la Bizone en 1947, suivie de celle de la Trizone, contredisait frontalement le principe de Potsdam selon lequel l’Allemagne devait être traitée comme une seule entité économique. L’introduction d’une monnaie distincte dans les zones occidentales en 1948 n’était pas un simple ajustement technique ; il s’agissait d’un acte politique décisif qui a rendu la division allemande de facto irréversible. Du point de vue de Moscou, ces mesures constituaient des révisions unilatérales du règlement d’après-guerre.

La riposte soviétique – le blocus de Berlin – a souvent été présentée comme le premier acte d’agression de la Guerre froide. Pourtant, replacée dans son contexte, elle apparaît moins comme une tentative de s’emparer de Berlin-Ouest que comme une mesure coercitive visant à imposer le retour à une gouvernance à quatre puissances et à empêcher la consolidation d’un État ouest-allemand indépendant. Que l’on juge ou non la pertinence de ce blocus, sa logique reposait sur la crainte que l’accord de Potsdam ne soit démantelé par l’Occident sans négociation. Si le pont aérien a permis de résoudre la crise immédiate, il n’a pas réglé le problème de fond : l’abandon d’une Allemagne unifiée et démilitarisée.

La rupture décisive survint avec le déclenchement de la guerre de Corée en 1950. À Washington, le conflit fut interprété non comme une guerre régionale aux causes spécifiques, mais comme la preuve d’une offensive communiste mondiale monolithique. Cette interprétation réductrice eut de profondes conséquences pour l’Europe. Elle fournit la justification politique implacable du réarmement de l’Allemagne de l’Ouest – une option qui avait été explicitement exclue quelques années auparavant. La logique était désormais formulée de manière implacable : sans participation militaire allemande, l’Europe occidentale ne pouvait être défendue.

Ce moment marqua un tournant décisif. La remilitarisation de l’Allemagne de l’Ouest ne fut pas imposée par l’action soviétique en Europe ; il s’agissait d’un choix stratégique des États-Unis et de leurs alliés, en réponse au contexte mondialisé de la Guerre froide mis en place par les États-Unis. La Grande-Bretagne et la France, malgré leurs profondes inquiétudes historiques quant à la puissance allemande, cédèrent aux pressions américaines. Lorsque le projet de Communauté européenne de défense – un moyen de contrôler le réarmement allemand – s’effondra, la solution adoptée eut des conséquences encore plus lourdes de conséquences : l’adhésion de l’Allemagne de l’Ouest à l’OTAN en 1955.

Du point de vue soviétique, cela représentait l’échec définitif du traité de Potsdam. L’Allemagne n’était plus neutre. Elle n’était plus démilitarisée. Elle était désormais intégrée à une alliance militaire explicitement dirigée contre l’URSS. C’était précisément le résultat que les dirigeants soviétiques avaient cherché à empêcher depuis 1945, et que le traité de Potsdam visait à prévenir.

Il est essentiel de souligner la chronologie des événements, car elle est souvent mal comprise ou inversée. La division et la remilitarisation de l’Allemagne ne résultaient pas d’actions russes. Lorsque Staline proposa en 1952 la réunification allemande sous condition de neutralité, les puissances occidentales avaient déjà engagé l’Allemagne sur la voie de l’intégration à l’alliance et du réarmement. La note de Staline n’était pas une tentative de faire dérailler une Allemagne neutre ; il s’agissait d’une tentative sérieuse, documentée et finalement rejetée, d’inverser un processus déjà en cours.

Dans cette perspective, le règlement initial de la Guerre froide apparaît moins comme une réponse inévitable à l’intransigeance soviétique que comme un nouvel exemple de la subordination des préoccupations sécuritaires russes à l’architecture de l’OTAN. La neutralité de l’Allemagne n’a pas été rejetée parce qu’elle était irréalisable ; elle l’a été parce qu’elle était incompatible avec une vision stratégique occidentale qui privilégiait la cohésion du bloc et le leadership américain au détriment d’un ordre de sécurité européen inclusif.

Le coût de ce choix fut immense et durable. La division de l’Allemagne devint la principale ligne de fracture de la Guerre froide. L’Europe se militarisa durablement et des armes nucléaires furent déployées sur tout le continent. La sécurité européenne fut externalisée à Washington, avec toute la dépendance et la perte d’autonomie stratégique que cela impliquait. De plus, la conviction soviétique que l’Occident réinterpréterait les accords à sa guise se trouva renforcée.

Ce contexte est indispensable pour comprendre la note de Staline de 1952. Il ne s’agissait ni d’une décision prise de façon inattendue, ni d’une manœuvre cynique déconnectée de l’histoire. C’était une réponse urgente à un accord d’après-guerre déjà rompu – une nouvelle tentative, parmi tant d’autres avant et après, d’instaurer la paix par la neutralité, offre finalement rejetée par l’Occident.

1952 : Le rejet de la réunification allemande

Il convient d’examiner plus en détail la Note de Staline. L’appel de Staline à une Allemagne réunifiée et neutre n’était ni ambigu, ni hésitant, ni hypocrite. Comme Rolf Steininger l’a démontré de manière concluante dans *La Question allemande : La Note de Staline de 1952 et le problème de la réunification* (1990), Staline proposait la réunification allemande sous réserve d’une neutralité permanente, d’élections libres, du retrait des forces d’occupation et d’un traité de paix garanti par les grandes puissances. Il ne s’agissait pas d’un geste de propagande, mais d’une offre stratégique fondée sur une crainte soviétique réelle du réarmement allemand et de l’élargissement de l’OTAN.

Les recherches archivistiques de Steininger sont accablantes pour le récit occidental officiel. Le mémorandum secret de 1955 de Sir Ivone Kirkpatrick est particulièrement décisif : il y rapporte l’aveu de l’ambassadeur allemand selon lequel le chancelier Adenauer savait que la note de Staline était authentique. Adenauer l’a néanmoins rejetée. Il ne craignait pas la mauvaise foi soviétique, mais la démocratie allemande. Il redoutait qu’un futur gouvernement allemand choisisse la neutralité et la réconciliation avec Moscou, compromettant ainsi l’intégration de l’Allemagne de l’Ouest au bloc occidental.

En substance, la paix et la réunification ont été rejetées par l’Occident non pas parce qu’elles étaient impossibles, mais parce qu’elles étaient politiquement gênantes pour le système d’alliances occidental. La neutralité, menaçant l’architecture naissante de l’OTAN, a dû être écartée comme un « piège ».

Les élites européennes n’ont pas été contraintes de s’aligner sur l’Atlantique ; elles l’ont activement adopté. Le rejet de la neutralité allemande par le chancelier Adenauer n’était pas un acte isolé de déférence envers Washington, mais reflétait un consensus plus large parmi les élites d’Europe occidentale, qui préféraient la tutelle américaine à l’autonomie stratégique et à une Europe unie. La neutralité menaçait non seulement l’architecture de l’OTAN, mais aussi l’ordre politique d’après-guerre dans lequel ces élites tiraient sécurité, légitimité et reconstruction économique du leadership américain. Une Allemagne neutre aurait contraint les États européens à négocier directement avec Moscou sur un pied d’égalité, au lieu d’opérer dans un cadre dirigé par les États-Unis qui les protégeait de tout engagement. En ce sens, le rejet de la neutralité par l’Europe était aussi un rejet de ses responsabilités : l’atlantisme offrait la sécurité sans les contraintes de la coexistence diplomatique avec la Russie, même au prix d’une division permanente de l’Europe et d’une militarisation du continent.

En mars 1954, l’Union soviétique a demandé son adhésion à l’OTAN, arguant que l’OTAN deviendrait ainsi une institution pour la sécurité collective européenne. Les États-Unis et leurs alliés ont immédiatement rejeté la demande, estimant qu’elle affaiblirait l’alliance et empêcherait l’adhésion de l’Allemagne à l’OTAN. Les États-Unis et leurs alliés, y compris l’Allemagne de l’Ouest elle-même, ont une fois de plus rejeté l’idée d’une Allemagne neutre et démilitarisée et d’un système de sécurité européen fondé sur la sécurité collective plutôt que sur des blocs militaires.  

Le traité d’État autrichien de 1955 a une fois de plus mis en lumière le cynisme de cette logique. L’Autriche a accepté la neutralité, les troupes soviétiques se sont retirées et le pays a connu stabilité et prospérité. L’effet domino géopolitique prédit ne s’est pas produit. Le modèle autrichien démontre que ce qui a été réalisé en Autriche aurait pu l’être en Allemagne, mettant potentiellement fin à la Guerre froide des décennies plus tôt. La différence entre l’Autriche et l’Allemagne ne résidait pas dans la faisabilité, mais dans une préférence stratégique. L’Europe a accepté la neutralité en Autriche, où elle ne menaçait pas l’ordre hégémonique dominé par les États-Unis, mais l’a rejetée en Allemagne, où elle le faisait.

Les conséquences de ces décisions furent immenses et durables. L’Allemagne demeura divisée pendant près de quarante ans. Le continent se militarisa le long d’une ligne de fracture qui le traversait en son centre, et des armes nucléaires furent déployées sur le sol européen. La sécurité européenne devint dépendante de la puissance américaine et des priorités stratégiques des États-Unis, faisant du continent, une fois de plus, le principal théâtre d’affrontements entre grandes puissances.

En 1955, ce schéma était fermement établi. L’Europe n’accepterait la paix avec la Russie que si celle-ci s’inscrivait parfaitement dans l’architecture stratégique occidentale menée par les États-Unis. Dès lors que la paix exigeait une véritable prise en compte des intérêts sécuritaires russes – neutralité allemande, non-alignement, démilitarisation ou garanties partagées – elle était systématiquement rejetée. Les conséquences de ce refus se feraient sentir au cours des décennies suivantes.

Le refus des préoccupations sécuritaires russes pendant 30 ans

S’il y a jamais eu un moment où l’Europe aurait pu rompre définitivement avec sa longue tradition de refus de la paix avec la Russie, c’était bien la fin de la Guerre froide. Contrairement à 1815, 1919 ou 1945, ce moment n’était pas imposé par la seule défaite militaire ; il était le fruit d’un choix. L’Union soviétique ne s’est pas effondrée sous un déluge de feu d’artillerie ; elle s’est retirée et a désarmé unilatéralement. Sous Mikhaïl Gorbatchev, l’Union soviétique a renoncé à la force comme principe organisateur de l’ordre européen. Tant l’Union soviétique que la Russie de Boris Eltsine ont accepté la perte de leur contrôle militaire sur l’Europe centrale et orientale et ont proposé un nouveau cadre de sécurité fondé sur l’inclusion plutôt que sur la compétition entre blocs. Ce qui a suivi n’était pas un manque d’imagination de la Russie, mais l’incapacité de l’Europe et du système atlantique, sous l’égide des États-Unis, à prendre cette proposition au sérieux.

Le concept de « Maison commune européenne » de Mikhaïl Gorbatchev n’était pas une simple figure de style. Il s’agissait d’une doctrine stratégique fondée sur le constat que les armes nucléaires avaient rendu suicidaire la politique traditionnelle d’équilibre des puissances. Gorbatchev envisageait une Europe où la sécurité serait indivisible, où aucun État ne renforcerait sa sécurité au détriment d’un autre, et où les structures d’alliances de la Guerre froide céderaient progressivement la place à un cadre paneuropéen. Son discours de 1989 au Conseil de l’Europe à Strasbourg a explicité cette vision, insistant sur la coopération, les garanties mutuelles de sécurité et l’abandon de la force comme instrument politique. La Charte de Paris pour une Europe nouvelle, signée en novembre 1990, a codifié ces principes, engageant l’Europe en faveur de la démocratie, des droits de l’homme et d’une nouvelle ère de sécurité coopérative.

À ce stade, l’Europe était confrontée à un choix fondamental. Elle pouvait prendre ces engagements au sérieux et bâtir une architecture de sécurité centrée sur l’OSCE, au sein de laquelle la Russie aurait été un participant à part entière – garante de la paix plutôt qu’un objet de confinement. Ou bien, elle pouvait préserver la hiérarchie institutionnelle de la Guerre froide tout en embrassant, du point de vue du discours, les idéaux de l’après-Guerre froide. L’Europe a choisi la seconde option.

L’OTAN ne s’est pas dissoute, ne s’est pas transformée en forum politique et ne s’est pas subordonnée à une institution de sécurité paneuropéenne. Au contraire, elle s’est élargie. La justification avancée publiquement était défensive : l’élargissement de l’OTAN stabiliserait l’Europe de l’Est, consoliderait la démocratie et préviendrait un vide sécuritaire. Pourtant, cette explication occultait un fait crucial que la Russie a maintes fois souligné et que les responsables politiques occidentaux ont reconnu en privé : l’élargissement de l’OTAN touchait directement aux principales préoccupations sécuritaires de la Russie – non pas de manière abstraite, mais sur les plans géographique, historique et psychologique.

La controverse autour des assurances données par les États-Unis et l’Allemagne lors des négociations sur la réunification allemande illustre un problème plus profond. Les dirigeants occidentaux ont par la suite insisté sur le fait qu’aucun engagement juridiquement contraignant n’avait été pris concernant l’élargissement de l’OTAN, faute d’accord écrit. Or, la diplomatie ne se limite pas aux traités signés ; elle repose aussi sur les attentes, les accords et la bonne foi. Des documents déclassifiés et des témoignages de l’époque confirment que les dirigeants soviétiques ont été assurés à plusieurs reprises que l’OTAN ne s’étendrait pas au-delà de l’Allemagne. Ces assurances ont conditionné l’acquiescement soviétique à la réunification allemande – une concession d’une importance stratégique capitale. Lorsque l’OTAN s’est élargie malgré tout, initialement à la demande des États-Unis, la Russie a perçu cela non comme un simple ajustement juridique, mais comme une profonde trahison de l’accord qui avait permis la réunification allemande.

Au fil du temps, les gouvernements européens ont de plus en plus intégré l’élargissement de l’OTAN comme un projet européen, et non plus seulement américain. La réunification allemande au sein de l’OTAN est devenue la norme plutôt que l’exception. L’élargissement de l’UE et celui de l’OTAN se sont déroulés de concert, se renforçant mutuellement et reléguant au second plan d’autres solutions de sécurité telles que la neutralité ou le non-alignement. Même l’Allemagne, forte de sa tradition d’Ostpolitik et de ses liens économiques croissants avec la Russie, a progressivement subordonné ses politiques d’accommodement à la logique de l’Alliance. Les dirigeants européens ont présenté l’élargissement comme un impératif moral plutôt que comme un choix stratégique, le soustrayant ainsi à tout examen critique et rendant illégitimes les objections russes. Ce faisant, l’Europe a renoncé à une grande partie de sa capacité à agir comme un acteur de sécurité indépendant, liant toujours plus étroitement son destin à une stratégie atlantique qui privilégiait l’expansion à la stabilité.

C’est là que l’échec de l’Europe apparaît le plus flagrant. Au lieu de reconnaître que l’élargissement de l’OTAN contredisait la logique de sécurité indivisible énoncée dans la Charte de Paris, les dirigeants européens ont traité les objections russes comme illégitimes, les considérant comme des vestiges d’une nostalgie impériale plutôt que comme l’expression d’une véritable inquiétude sécuritaire. La Russie a été invitée à consulter, mais non à décider. L’Acte fondateur OTAN-Russie de 1997 a institutionnalisé cette asymétrie : un dialogue sans droit de veto russe, un partenariat sans parité avec la Russie. L’architecture de la sécurité européenne se construisait autour de la Russie, et malgré la Russie, et non avec elle.

L’avertissement lancé par George Kennan en 1997, selon lequel l’élargissement de l’OTAN serait une « erreur fatale », a mis en lumière le risque stratégique avec une remarquable clarté. Kennan ne prétendait pas que la Russie fût vertueuse ; il affirmait qu’humilier et marginaliser une grande puissance à un moment de faiblesse engendrerait ressentiment, esprit de revanche et militarisation. Son avertissement fut d’abord rejeté comme un réalisme dépassé, mais l’histoire ultérieure a confirmé sa logique presque point par point.

Le fondement idéologique de ce rejet se trouve explicitement dans les écrits de Zbigniew Brzezinski. Dans *Le Grand Échiquier* (1997) et dans son essai paru dans *Foreign Affairs*, intitulé « Une géostratégie pour l’Eurasie » (1997), Brzezinski a exposé une vision de la primauté américaine fondée sur le contrôle de l’Eurasie. Il affirmait que l’Eurasie était le « supercontinent axial » et que la domination mondiale des États-Unis dépendait de leur capacité à empêcher l’émergence de toute puissance capable de la dominer. Dans ce cadre, l’Ukraine n’était pas simplement un État souverain avec sa propre trajectoire ; elle constituait un pivot géopolitique. « Sans l’Ukraine », écrivait Brzezinski, « la Russie cesse d’être un empire. »

Il ne s’agissait pas d’une digression académique, mais d’une déclaration programmatique de la grande stratégie impériale américaine. Dans cette perspective, les préoccupations sécuritaires de la Russie ne constituent pas des intérêts légitimes à prendre en compte au nom de la paix, mais des obstacles à surmonter au nom de la primauté américaine. L’Europe, profondément ancrée dans le système atlantique et dépendante des garanties de sécurité américaines, a intériorisé cette logique, souvent sans en saisir toutes les implications. Il en a résulté une politique de sécurité européenne qui a systématiquement privilégié l’expansion des alliances à la stabilité, et les déclarations morales à un règlement durable.

Les conséquences sont devenues indéniables en 2008. Lors du sommet de l’OTAN à Bucarest, l’alliance a déclaré que l’Ukraine et la Géorgie « deviendront membres de l’OTAN ». Cette déclaration n’était accompagnée d’aucun calendrier précis, mais sa portée politique était sans équivoque. Elle franchissait ce que les responsables russes, toutes tendances politiques confondues, considéraient depuis longtemps comme une ligne rouge. Que cela ait été compris d’avance est incontestable. William Burns, alors ambassadeur des États-Unis à Moscou, a rapporté dans un télégramme intitulé « NYET MEANS NYET » que l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN était perçue en Russie comme une menace existentielle, unissant libéraux, nationalistes et conservateurs. L’avertissement était clair. Il a été ignoré.

Du point de vue russe, le schéma était désormais sans équivoque. L’Europe et les États-Unis invoquaient le langage des règles et de la souveraineté à leur avantage, mais rejetaient les principales préoccupations sécuritaires de la Russie, les jugeant illégitimes. La Russie en tirait la même leçon qu’après la guerre de Crimée, après les interventions alliées, après l’échec de la sécurité collective et après le rejet de la note Staline : la paix ne serait offerte qu’à des conditions préservant la domination stratégique occidentale.

La crise qui a éclaté en Ukraine en 2014 n’était donc pas une aberration, mais bien l’aboutissement d’un processus complexe. Le soulèvement de Maïdan, la chute du gouvernement Ianoukovitch, l’annexion de la Crimée par la Russie et la guerre du Donbass se sont déroulés dans un contexte sécuritaire déjà fragilisé. Les États-Unis ont activement encouragé le coup d’État qui a renversé Ianoukovitch, allant jusqu’à manœuvrer en coulisses pour influencer la composition du nouveau gouvernement. Lorsque le Donbass s’est soulevé contre le coup d’État de Maïdan, l’Europe a réagi par des sanctions et une condamnation diplomatique, réduisant le conflit à une simple querelle de valeurs. Pourtant, même à ce stade, un règlement négocié était envisageable. Les accords de Minsk, et notamment Minsk II en 2015, ont permis une désescalade du conflit, l’octroi d’une autonomie au Donbass et la réintégration de l’Ukraine et de la Russie au sein d’un ordre économique européen élargi.

Minsk II reconnaissait, même à contrecœur, que la paix exigeait des compromis et que la stabilité de l’Ukraine dépendait de la prise en compte des divisions internes et des préoccupations sécuritaires extérieures. Ce qui a finalement sonné le glas de Minsk II, c’est la résistance occidentale. Lorsque les dirigeants occidentaux ont par la suite suggéré que Minsk II avait surtout servi à « gagner du temps » pour permettre à l’Ukraine de se renforcer militairement, le préjudice stratégique a été considérable. Du point de vue de Moscou, cela a confirmé les soupçons selon lesquels la diplomatie occidentale était cynique et instrumentale plutôt que sincère ; que les accords n’étaient pas destinés à être appliqués, mais seulement à soigner l’image.

En 2021, l’architecture de sécurité européenne était devenue intenable. La Russie a présenté des projets de propositions appelant à des négociations sur l’élargissement de l’OTAN, le déploiement de missiles et les exercices militaires – précisément les sujets qu’elle dénonçait depuis des décennies. Ces propositions ont été rejetées d’emblée par les États-Unis et l’OTAN. L’élargissement de l’OTAN a été déclaré non négociable. Une fois de plus, l’Europe et les États-Unis ont refusé de considérer les principales préoccupations sécuritaires de la Russie comme des sujets de négociation légitimes. La guerre a éclaté.

Lorsque les forces russes sont entrées en Ukraine en février 2022, l’Europe a qualifié l’invasion d’« injustifiée ». Si cette description absurde peut servir un discours de propagande, elle occulte totalement l’histoire. L’action russe n’est pas apparue ex nihilo. Elle est le fruit d’un ordre sécuritaire qui a systématiquement refusé de prendre en compte les préoccupations de la Russie et d’un processus diplomatique qui a exclu toute négociation sur les questions les plus cruciales pour elle.

Même alors, la paix n’était pas impossible. En mars et avril 2022, la Russie et l’Ukraine ont mené des négociations à Istanbul qui ont abouti à un projet d’accord-cadre détaillé. L’Ukraine a proposé une neutralité permanente assortie de garanties de sécurité internationale ; la Russie a accepté ce principe. Cet accord-cadre abordait la limitation du recours à l’armement, les garanties et un processus plus long pour le règlement des questions territoriales. Il ne s’agissait pas de documents utopiques, mais de projets sérieux reflétant les réalités du terrain et les contraintes géographiques structurelles.

Pourtant, les pourparlers d’Istanbul ont échoué lorsque les États-Unis et le Royaume-Uni sont intervenus et ont demandé à l’Ukraine de ne pas signer. Comme Boris Johnson l’a expliqué plus tard, c’était ni plus ni moins que l’hégémonie occidentale qui était en jeu. L’échec du processus d’Istanbul démontre concrètement que la paix en Ukraine était possible peu après le début de l’opération militaire spéciale russe. L’accord était rédigé et presque finalisé, avant d’être abandonné à la demande des États-Unis et du Royaume-Uni.

En 2025, l’ironie tragique est apparue au grand jour. Le même cadre d’Istanbul est réapparu comme point de référence dans les efforts diplomatiques renouvelés. Après d’immenses effusions de sang, la diplomatie s’est recentrée sur un compromis plausible. Ce schéma est récurrent dans les guerres façonnées par des dilemmes sécuritaires : les premiers accords, jugés prématurés, se révèlent par la suite être de tragiques nécessités. Pourtant, même aujourd’hui, l’Europe refuse une paix négociée.

Pour l’Europe, le coût de ce long refus de prendre au sérieux les préoccupations sécuritaires de la Russie est désormais inévitable et considérable. L’Europe a subi de lourdes pertes économiques dues aux perturbations énergétiques et aux pressions de la désindustrialisation. Elle s’est engagée dans un réarmement à long terme aux profondes conséquences fiscales, sociales et politiques. La cohésion politique au sein des sociétés européennes est fortement mise à mal par l’inflation, les pressions migratoires, la lassitude de la guerre et les divergences de vues entre les gouvernements européens. L’autonomie stratégique de l’Europe s’est amoindrie, l’Europe redevenant le principal théâtre d’affrontements entre grandes puissances plutôt qu’un pôle d’indépendance.

Plus inquiétant encore, le risque nucléaire est redevenu un enjeu central des calculs sécuritaires européens. Pour la première fois depuis la Guerre froide, les populations européennes vivent à nouveau sous la menace d’une escalade entre puissances nucléaires. Cette situation n’est pas uniquement le fruit d’une défaillance morale. Elle résulte du refus structurel de l’Occident, qui remonte à l’époque de Pogodine, de reconnaître que la paix en Europe ne peut se construire en niant les préoccupations sécuritaires de la Russie. Seule la négociation permet de construire la paix.

Le drame du déni, par l’Europe, des préoccupations sécuritaires de la Russie réside dans son auto-renforcement. Lorsque ces préoccupations sont jugées illégitimes, les dirigeants russes sont moins incités à privilégier la voie diplomatique et davantage enclins à modifier la situation sur le terrain. Les décideurs européens interprètent alors ces actions comme une confirmation de leurs soupçons initiaux, plutôt que comme l’issue parfaitement prévisible d’un dilemme sécuritaire qu’ils ont eux-mêmes créé et nié. Avec le temps, cette dynamique restreint l’espace diplomatique, jusqu’à ce que la guerre apparaisse à beaucoup non comme un choix, mais comme une fatalité. Or, cette fatalité est une construction sociale. Elle ne découle pas d’une hostilité immuable, mais du refus persistant de l’Europe de reconnaître qu’une paix durable exige de prendre en compte la réalité des craintes de l’autre partie, même lorsqu’elles sont gênantes.

Le drame, c’est que l’Europe a payé à maintes reprises le prix fort de ce refus. Elle l’a payé lors de la guerre de Crimée et de ses suites, lors des catastrophes de la première moitié du XXe siècle et pendant des décennies de divisions liées à la Guerre froide. Et elle le paie encore aujourd’hui. La russophobie n’a pas rendu l’Europe plus sûre. Elle l’a appauvrie, divisée, militarisée et rendue plus dépendante des puissances étrangères.

L’ironie est d’autant plus grande que, si cette russophobie structurelle n’a pas affaibli la Russie à long terme, elle a, en revanche, fragilisé l’Europe à maintes reprises. En refusant de considérer la Russie comme un acteur de sécurité à part entière, l’Europe a contribué à engendrer l’instabilité même qu’elle redoute, tout en subissant des pertes humaines, financières, d’autonomie et de cohésion croissantes. Chaque cycle se termine de la même manière : par la reconnaissance tardive, une fois les dégâts considérables déjà causés, que la paix exige des négociations. L’Europe n’a pas encore compris que reconnaître les préoccupations sécuritaires de la Russie n’est pas une concession à la puissance, mais une condition sine qua non pour empêcher qu’elle ne les instrumentalise de manière destructrice.

La leçon, écrite dans le sang depuis deux siècles, n’est pas que la Russie, ni aucun autre pays, soit digne de confiance en toutes circonstances. C’est que la Russie et ses intérêts sécuritaires doivent être pris au sérieux. L’Europe a maintes fois rejeté la paix avec la Russie, non pas parce qu’elle était impossible, mais parce que la reconnaissance des préoccupations sécuritaires de la Russie était, à tort, considérée comme illégitime. Tant que l’Europe persistera dans cette attitude, elle restera prisonnière d’un cycle de confrontation contre-productif : refuser la paix quand elle est possible et en subir les conséquences longtemps après.

CIRSD