Pour la première fois, la CJUE se place explicitement au-dessus des lois fondamentales des États membres.
Olivier Bault

Jeudi 18 décembre, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a franchi un Rubicon juridique et politique. Dans une décision visant la Pologne, elle a affirmé la primauté de sa jurisprudence sur les Constitutions nationales. Un arrêt d’apparence technique, mais dont la portée est considérable : pour la première fois, la CJUE se place explicitement au-dessus des lois fondamentales des États membres. Ce faisant, elle bouleverse l’équilibre institutionnel de l’Union européenne et ouvre la voie à une centralisation du pouvoir sans précédent.
Jusqu’ici, la construction européenne reposait officiellement sur un compromis délicat : les États acceptaient de transférer certaines compétences à l’Union, mais dans les limites qu’ils avaient librement consenties. Ce principe, dit « d’attribution », est clairement inscrit à l’article 5 du traité sur l’Union européenne : toute compétence non attribuée à l’UE par les traités appartient aux États membres. Or, la décision rendue le 18 décembre marque une rupture fondamentale avec cette logique.
Une primauté jamais affirmée aussi clairement
Dans cette affaire opposant la CJUE à la Pologne, la Cour a estimé que les juridictions nationales ne pouvaient invoquer leur Constitution pour écarter l’application du droit de l’Union tel qu’interprété par la CJUE. Autrement dit, même une norme constitutionnelle nationale doit céder devant la jurisprudence européenne.
Il ne s’agit plus, ici, de la primauté du droit européen sur le droit interne ordinaire – principe déjà ancien et accepté – mais bien d’une hiérarchie nouvelle où la CJUE s’arroge le dernier mot sur les Constitutions elles-mêmes. Jamais, auparavant, la Cour n’avait affirmé de manière aussi directe et explicite la supériorité de ses décisions sur les textes constitutionnels nationaux. Nous sommes donc face à un moment charnière dans l’histoire de l’Union européenne. Un moment où la CJUE explique que c’est elle seule qui définit l’étendue des compétences de l’Union européenne face aux États membres.
La fin du principe d’attribution
Cette décision revient en effet à vider de sa substance le principe d’attribution prévu par les traités, et notamment par l’article 5 du traité sur l’Union européenne. En s’accordant le pouvoir de déterminer seule l’étendue de ses compétences, la CJUE s’émancipe du cadre fixé par les États signataires du traité de Lisbonne et se pose en cour constitutionnelle des 27 au-dessus des cours constitutionnelles nationales. Désormais, ce ne sont plus les nations qui décident ce qu’elles délèguent à l’Union, mais la Cour qui interprète extensivement ses propres prérogatives.
Une dérive confirmée par une série de décisions
Cette décision s’inscrit, en outre, dans une série d’arrêts récents par lesquels la CJUE a progressivement étendu les compétences de l’Union dans des domaines relevant traditionnellement de la souveraineté nationale.
Ainsi, pour ne citer que des arrêts délivrés cette année, en novembre, la Cour a imposé aux États membres, au nom du droit de libre circulation, l’obligation de reconnaître les mariages homosexuels contractés dans d’autres pays de l’UE, même lorsque leur droit national ou leur Constitution ne reconnaissent pas ces nouvelles formes de mariage. Une intrusion directe dans le droit de la famille, pourtant jamais transféré à l’Union puisque le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne prévoit un vote à l’unanimité sur toutes les questions familiales avec une incidence transfrontière. Avec une telle jurisprudence, si un jour un pays comme la Belgique reconnaît les mariages polygames, les musulmans de toute l’UE pourront aller s’y marier avec plusieurs femmes et leur pays de résidence devra conférer à ces mariages polygames les mêmes droits qu’aux mariages à deux.
De même, la CJUE a estimé, en mars dernier, que les États membres de l’UE étaient tenus de modifier l’état civil d’une personne à sa demande afin d’y inscrire le « sexe ressenti », même lorsqu’il ne correspond pas au sexe biologique, au nom du régime européen de protection des données personnelles. Là encore, la Cour détourne une compétence existante de ses objectifs initiaux pour intervenir dans des choix de société fondamentaux.
En matière migratoire, en juillet dernier, la CJUE a reconnu aux tribunaux nationaux le droit de ne pas appliquer les listes de « pays sûrs » établies par les gouvernements pour refuser l’asile et procéder à des expulsions. Ce faisant, elle affaiblit considérablement la capacité des États à maîtriser leur politique migratoire.
Vers un super-État judiciaire ?
Mis bout à bout, ces arrêts dessinent une trajectoire claire : celle d’une Union européenne qui étend ses compétences par la voie jurisprudentielle, sans consultation populaire ni révision des traités. Une révision en profondeur des traités est, certes, dans les tiroirs, mais elle semble avoir été mise de côté pour le moment face à la montée des droites souverainistes partout en Europe. À la place, on a donc ce petit groupe de juges non élus de la CJUE qui, en collaboration avec la Commission européenne, se chargent de transformer profondément le sens des traités existants.
La décision du 18 décembre 2025 contre la Pologne pose désormais frontalement la question de la souveraineté des nations et du consentement des peuples. Reste à savoir si les États-nations accepteront durablement cette dépossession silencieuse de leur pouvoir constituant ou s’ils décideront, enfin, de reprendre la main.
Olivier Bault , Directeur de la communication de l’Institut Ordo Iuris