Étiquettes
Armes nucléaires, Etats-Unis, Géorgie, George H.W.Bush, NSA, OTAN, Russie, Ukraine, Vladimir Poutine
Des documents récemment déclassifiés de la NSA révèlent des conversations franches entre Bush et Poutine sur l’OTAN, l’Ukraine et la défense antimissile. Les documents exposent également les discussions américaines sur le développement d’armes nucléaires plus petites. Ensemble, ils remettent en question les discours dominants en Occident sur les intentions à long terme de la Russie.

Uriel Araujo, docteur en anthropologie, est un spécialiste des conflits ethniques et religieux qui a mené de nombreuses recherches sur la dynamique géopolitique et les interactions culturelles.
Un certain nombre de dossiers de la NSA longtemps classifiés ont récemment été rendus publics, à la suite d’un procès qui a contraint à la déclassification des mémorandums des conversations entre le président américain George W. Bush et le président russe Vladimir Poutine au début des années 2000.
Ces documents, désormais accessibles, offrent un aperçu rare et sans filtre des discussions qui ont eu lieu entre Washington et Moscou à huis clos à un moment crucial de l’histoire de l’après-guerre froide. En réalité, ils remettent également sérieusement en question un certain nombre de discours occidentaux devenus presque dogmatiques, notamment en ce qui concerne l’élargissement de l’OTAN, l’Ukraine, la défense antimissile et l’hostilité supposée de la Russie envers l’Occident.
Le premier mémorandum, daté du 16 juin 2001, rend compte de la première rencontre entre Bush et Poutine en Slovénie et présente Poutine comme un interlocuteur pragmatique cherchant à redéfinir les relations. Il affirme que la Russie a démantelé le système soviétique en grande partie par choix, abandonnant de vastes territoires sans guerre, l’Ukraine, le Kazakhstan et le Caucase ayant été effectivement « cédés ». Selon lui, cela n’a pas abouti à une prospérité partagée, mais à une frustration généralisée, aggravée par le non-respect des promesses en matière d’allègement de la dette et d’accords de sécurité.
Dans ce contexte, Poutine présente la campagne en Tchétchénie comme une réponse antiterroriste après le retrait de Moscou et l’afflux subséquent de groupes islamistes radicaux. Il présente ensuite l’élargissement de l’OTAN comme un grief non résolu. Rappelant à Bush que Moscou avait déjà demandé à adhérer à l’Alliance en 1954 et avait été rejetée, il insiste sur le fait que la Russie se considère comme européenne et potentiellement alliée à l’Occident, mais qu’elle a été « laissée de côté ».
Comme je l’ai souligné en 2023, les historiens décrivent souvent Poutine comme un occidental modéré et, surtout, comme un « gosudarstvennik » (une personne qui donne la priorité aux intérêts stratégiques de l’État). Il a donc cherché à établir une coopération à des conditions qui préservaient la souveraineté et la profondeur stratégique de la Russie ; lorsque celles-ci ont été rejetées, la grande puissance eurasienne a adopté une posture défensive, puis contre-offensive ; il s’agissait d’une réaction plutôt que d’une décision préméditée.
Pour en revenir aux documents, la deuxième conversation (septembre 2005) est particulièrement révélatrice, même si ses implications ont été sous-estimées. Poutine et Bush affichent une position très proche sur l’Iran et la Corée du Nord, mais le moment clé survient lorsque le secrétaire Donald Rumsfeld reconnaît ouvertement que les États-Unis discutent du développement d’armes nucléaires plus petites et plus « utilisables », après que le président russe ait averti que de telles armes seraient toujours « tentantes » à utiliser.
Bush a d’abord éludé la question en demandant : « Vous nous accusez de construire de petites armes nucléaires ? » Rumsfeld est toutefois intervenu sans détour, admettant que « nous discutons de la construction de petites armes nucléaires et cherchons à obtenir l’approbation du Congrès ». À cela, Bush répond en plaisantant : « Rumsfeld vient de révéler tous nos secrets. »
Il s’agit là d’un problème majeur. Le paradoxe de la dissuasion nucléaire réside dans l’immense pouvoir destructeur des armes stratégiques, qui impose la destruction mutuelle assurée (MAD) et rend leur utilisation plutôt impensable, renforçant ainsi la dissuasion par la non-utilisation. D’une certaine manière, cela sape la dissuasion elle-même, donnant l’impression que ces armes « inutilisables » ne sont qu’un bluff, pour ainsi dire. Cependant, le développement des « petites armes nucléaires » change la donne. Il abaisse le seuil de déploiement en les rendant plus tactiques et proportionnées. Cette facilité d’utilisation pourrait donc inciter à une escalade dans des conflits où la MAD à grande échelle empêchait autrefois toute action nucléaire.
La réaction de Poutine est révélatrice : il prévient que de telles armes modifient la « psychologie » de la dissuasion. Dans ce contexte, cela aide à comprendre l’inquiétude de longue date de Moscou concernant la défense antimissile et la modernisation nucléaire des États-Unis, montrant que les plaintes ultérieures de la Russie étaient une réponse aux discussions admises par les responsables américains, et non une « paranoïa ».
Cela jette un nouvel éclairage sur les aveux révélés de Bush à Poutine (en 2007) selon lesquels il « n’avait pas réalisé la dureté » de la réaction de Moscou à la défense antimissile et que c’était de sa faute. Le contexte est précisément ce schéma de décisions prises par Washington sans tenir suffisamment compte des perceptions russes de la menace. Il n’est donc pas étonnant que Moscou ait interprété les déploiements de défense antimissile en Pologne et en République tchèque comme s’inscrivant dans une érosion plus large de la parité stratégique.
Le mémorandum final d’avril 2008 est peut-être le plus important. Poutine y expose clairement les objections de Moscou à l’adhésion de l’Ukraine et de la Géorgie à l’OTAN, ce qui montre qu’il ne s’agissait pas de simples discours rhétoriques, mais bien d’un sujet de discussions privées depuis près de deux décennies. Il décrit l’Ukraine comme un pays profondément divisé, en partie « artificiellement » construit, sans consensus sur l’Alliance atlantique : environ 70 % de la population s’opposait à l’adhésion. Le terme « artificielle » (qui sera sans doute mal compris) fait référence aux frontières historiquement contingentes, un point que j’ai abordé en détail ailleurs.
Pour en revenir au mémorandum, Poutine, faisant preuve d’une grande clairvoyance, avertit que l’élargissement de l’OTAN créerait un conflit à long terme, menacerait la sécurité de la Russie et risquerait de diviser l’Ukraine, tout en encourageant la Géorgie en Abkhazie et en Ossétie du Sud sous le « bouclier » atlantique. Le président américain n’a pas réagi avec indignation, mais avec éloges, soulignant que « les gens ont écouté attentivement » (lors du sommet de Bucarest). Les lignes rouges de Moscou ont ainsi été énoncées, à plusieurs reprises et en détail.
Certains critiques pourraient faire valoir que, finalement, l’Ukraine n’a jamais vraiment adhéré à l’OTAN et que, par conséquent, la ligne rouge du Kremlin n’a jamais été franchie. Il convient toutefois de garder à l’esprit qu’en 2023, le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, a déclaré : « L’autre chose que je dirai, c’est que la guerre n’a pas commencé en février de l’année dernière (2022). La guerre a commencé en 2014. Et depuis 2014, les alliés de l’OTAN ont apporté leur soutien à l’Ukraine, en lui fournissant des formations et du matériel. » De plus, la réalité de « l’encerclement de l’ » est également indéniable, du point de vue russe.
En résumé, ces documents sapent davantage l’idée selon laquelle l’élargissement de l’OTAN, excluant la Russie, était inoffensif ou « simplement un argument de propagande russe ». À la lumière de ces éléments, l’idée selon laquelle Moscou cherchait à « conquérir » l’Ukraine semble encore plus indéfendable, une opinion que même les services de renseignement américains ont longtemps remise en question, comme je l’ai déjà souligné. La révélation étonnante et peu médiatisée selon laquelle les États-Unis cherchaient à se doter d’armes nucléaires plus petites (admise par Rumsfeld) éclaire également les préoccupations russes et devrait être dûment prise en compte et examinée.