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La rapporteuse spéciale des Nations Unies est l’une des militantes les plus courageuses contre le génocide à Gaza. Pour cette raison, elle est mise sur liste noire et traitée comme si elle était une terroriste.
Par Chris Hedges
Nice, France — Un après-midi de fin novembre. Je roule vers Gênes, en Italie, en compagnie de Francesca Albanese, rapporteure spéciale des Nations unies pour les droits humains dans les territoires palestiniens occupés depuis 1967. Nous partons rejoindre des dockers en grève. Ceux-ci réclament un moratoire sur les armes destinées à Israël et le retrait du projet du gouvernement italien d’augmenter les dépenses militaires.
Francesca, grande, les cheveux parsemés de mèches grises, avec de grandes lunettes à monture noire et des boucles d’oreilles en anneau, est désormais la bête noire d’Israël et des États-Unis. Elle a été inscrite sur la liste de l’Office of Foreign Assets Control (OFAC) du département du Trésor américain, normalement utilisée pour sanctionner les personnes accusées de blanchiment d’argent ou d’implication dans des organisations terroristes, six jours après la publication de son rapport intitulé De l’économie de l’occupation à l’économie du génocide.
Conçue comme une arme par l’administration Trump pour persécuter Francesca, la liste de l’OFAC est utilisée en violation flagrante de l’immunité diplomatique accordée aux fonctionnaires de l’ONU. Elle interdit à toute institution bancaire d’avoir pour client une personne figurant sur cette liste. Une banque violant cette interdiction se voit interdire d’opérer en dollars, s’expose à des amendes de plusieurs millions de dollars et est exclue des systèmes de paiement internationaux.
Dans son rapport, Francesca énumère 48 entreprises et institutions, dont Palantir Technologies, Lockheed Martin, Alphabet Inc., Amazon, International Business Machines Corporation (IBM), Caterpillar Inc., Microsoft Corporation et le Massachusetts Institute of Technology (MIT), ainsi que des banques et des sociétés financières telles que BlackRock, des assureurs, des sociétés immobilières et des organisations caritatives. Toutes ces entreprises et institutions tirent des milliards de dollars de l’occupation et du génocide des Palestiniens, en violation du droit international.
Ce rapport, incluant une base de données de plus de 1 000 entités commerciales collaborant avec Israël, exige que ces entreprises et institutions rompent tout lien avec l’État hébreu, sous peine d’être tenues pour complices de crimes de guerre. Il décrit l’“occupation perpétuelle” d’Israël comme
“le laboratoire idéal pour les fabricants d’armes et les grandes entreprises technologiques — avec une offre et une demande illimitées, sans contrôle ni contrainte — dont les investisseurs et les institutions privées et publiques tirent librement profit”.
Vous pouvez découvrir ici mon interview de Francesca concernant ce rapport.
Francesca, dont les précédents rapports, notamment Gaza Genocide: a collective crime [Le génocide de Gaza : un crime collectif] et Genocide as colonial erasure [Le génocide comme effacement colonial], ainsi que ses dénonciations passionnées du massacre de masse perpétré par Israël à Gaza, en ont fait le bouc émissaire idéal. Elle est vilipendée chaque fois qu’elle s’écarte du discours consensuel, notamment lorsque des manifestants pro-palestiniens ont pris d’assaut le siège du quotidien italien La Stampa, alors que nous nous trouvions en Italie.
Francesca a condamné cette incursion et la destruction de biens — les manifestants ont notamment dispersé des journaux et peint des slogans sur les murs, tels que “Palestine libre” ou “Les médias complices d’Israël” —, mais a ajouté que cela devait servir d’“avertissement à la presse” pour qu’elle fasse correctement son travail. Cette remarque exprimait sa frustration face au dénigrement dont les reportages des journalistes palestiniens font l’objet de la part des médias — plus de 278 journalistes et professionnels des médias ont été tués par Israël depuis le 7 octobre, ainsi que plus de 700 membres de leur famille —, mais aussi face à diffusion sans critique de la propagande israélienne. Mais ses détracteurs, dont la Première ministre italienne Giorgia Meloni, en ont profité pour la lyncher.
En juillet, le secrétaire d’État Marco Rubio a imposé des sanctions à Francesca.
“Les États-Unis ont condamné et contesté à plusieurs reprises les activités partiales et malveillantes d’Albanese, la rendant inapte à exercer ses fonctions de rapporteure spéciale depuis longtemps”, indique le communiqué de presse du département d’État. “Albanese a proféré des propos antisémites en toute impunité, exprimé son soutien au terrorisme et manifesté ouvertement son mépris pour les États-Unis, Israël et l’Occident. Ce parti pris a été manifeste tout au long de sa carrière, notamment lorsqu’elle a recommandé, sans fondement légitime, à la CPI de délivrer des mandats d’arrêt à l’encontre du Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu et de l’ancien ministre de la Défense Yoav Gallant”.
“Elle a récemment redoublé d’ardeur en écrivant des lettres de menace à des dizaines d’entités à travers le monde, notamment à de grandes entreprises américaines des secteurs de la finance, de la technologie, de la défense, de l’énergie et de l’hôtellerie, en formulant des accusations extrêmes et infondées, et en recommandant à la CPI de mener des enquêtes et des poursuites contre ces entreprises et leurs dirigeants”, poursuit le communiqué. “Nous ne tolérerons pas ces campagnes politiques et économiques qui menacent l’intérêt national et la souveraineté du pays”.
Ces sanctions surviennent après celles imposées en février et en juin au procureur de la CPI, Karim Khan, ainsi qu’à deux juges, pour avoir émis des mandats d’arrêt contre Netanyahu et Gallant.
Francesca n’est pas autorisée à entrer aux États-Unis, pas même pour se présenter aux Nations unies à New York et y présenter l’un de ses deux rapports annuels. L’autre rapport est remis au bureau des Nations unies à Genève.
Les avoirs de Francesca aux États-Unis ont été gelés, y compris son compte bancaire et son appartement new-yorkais. Les sanctions l’ont également coupée du système bancaire international, notamment en bloquant l’utilisation de ses cartes de crédit. Son assurance médicale privée refuse de prendre en charge ses frais médicaux. Les chambres d’hôtel qu’elle avait réservées ont été annulées. Elle ne peut utiliser que des espèces, ou emprunter une carte bancaire.
Les institutions, notamment les universités américaines, les groupes de défense des droits humains, les professeurs et les ONG qui coopéraient autrefois avec elle ont coupé les ponts, craignant les sanctions encourues par tout citoyen américain lié à elle. Elle et sa famille reçoivent d’ailleurs fréquemment des menaces de mort. Israël et les États-Unis ont orchestré une campagne pour lui faire perdre son poste à l’ONU.
Francesca est la preuve vivante que lorsqu’on choisit de se tenir résolument aux côtés des opprimés, on finit par être traité comme eux.
Elle ne sait pas si son livre, When the World Sleeps: Stories, Words, and Wounds of Palestine, qui a été traduit en anglais et devrait sortir en avril prochain, sera distribué aux États-Unis.
“Je suis une persona non grata”, dit-elle avec regret.
Mais elle ne se laisse pas intimider. Sa prochaine publication documentera les tortures infligées aux Palestiniens dans les prisons israéliennes. Selon elle, si la torture était “moins répandue” avant le 7 octobre, elle est désormais endémique. Elle recueille les témoignages de personnes récemment libérées de détention israélienne.
“Ce qui se passe ici me rappelle les récits et les témoignages que j’ai lus sur la dictature argentine”, me confie Francesca. “C’est exactement aussi grave. On pratique une torture systématique sur les mêmes personnes. Les mêmes victimes sont enlevées, violées, puis relâchées, et ainsi de suite”.
“Des femmes ?”, demande-je.
“Les deux”, répond-elle.
“Entendre des femmes vous dire qu’elles ont été violées à plusieurs reprises. On leur a demandé de masturber des soldats. C’est inimaginable”, dit Francesca. “Pour une femme de dire cela. Imaginez ce qu’elles ont enduré ! Certaines ont perdu l’usage de la parole. Elles ne peuvent plus parler. Elles ne peuvent plus s’exprimer après ce qu’elles ont enduré”.
Selon elle, les médias traditionnels se contentent non seulement de colporter servilement les mensonges israéliens, mais ils bloquent en outre systématiquement les reportages nuisant à l’image d’Israël.
“En avril, j’ai rapporté les premiers cas de harcèlement sexuel et de viol qui s’étaient produits en janvier et février 2024”, dit-elle. “Les gens ne voulaient pas en entendre parler. Le New York Times m’a interviewée pendant deux heures. Deux heures. Et ils n’ont pas écrit une seule ligne à ce sujet”.
“Le Financial Times avait, en raison de la pertinence du sujet, une version sous embargo de ‘De l’économie de l’occupation à l’économie du génocide’”, explique-t-elle. “Ils ne l’ont pas publiée. Ils n’ont même pas publié d’article, ni de critique, plusieurs jours après la conférence de presse. En revanche, ils ont publié une attaque contre mon rapport. Je suis allée les voir. Je leur ai dit que ‘C’est vraiment déprimant. Qui êtes-vous au juste ? Êtes-vous payés pour accomplir votre tâche ? Êtes-vous loyaux envers vos lecteurs ?” Je les ai poussés dans leurs retranchements. Ils ont répondu : ‘Eh bien, nous avons estimé que cet article ne remplissait pas nos critères’”.
Je lui ai répondu que le New York Times censure aussi les articles des journalistes que les rédacteurs en chef jugent trop virulents.
“Ils discréditent vos sources, quelles qu’elles soient”, lui dis-je. “C’est leur prétexte pour ne pas publier. Il n’y a pas d’échange de bonne foi. Ils n’analysent pas objectivement vos sources. Ils les rejettent d’emblée. Ils ne vous disent pas la vérité : ‘Nous ne voulons pas avoir de problèmes avec Israël et le lobby israélien’. C’est ça, la vérité. Ils ne le disent pas. Ils disent toujours : ‘Cela ne répond pas à nos critères’”.
“Il n’y a plus de médias indépendants, plus de presse libre en Italie”, déplore Francesca. “Il y en a, mais ils sont marginaux. Des exceptions. Les principaux médias sont détenus par des groupes liés aux grands acteurs financiers et économiques. Le gouvernement contrôle directement ou indirectement l’essentiel de la télévision italienne”.
Selon elle, la dérive vers le fascisme en Europe et aux États-Unis est intimement liée au génocide, tout comme la résistance qui émerge.
“Il y a une colère et un mécontentement grandissants envers les dirigeants politiques en Europe”, dit-elle. “La peur de la montée de la droite est ancrée dans de nombreux pays. Nous y avons déjà été confrontés. Certains ont encore des souvenirs vivaces du fascisme en Europe. Les stigmates du nazisme et du fascisme sont toujours présents, tout comme le traumatisme. Les gens ne comprennent pas ce qui s’est passé ni pourquoi cela s’est produit. La Palestine a choqué beaucoup de gens. Les Italiens en particulier. Peut-être parce qu’on ne nous fait pas taire aussi facilement, qu’on ne nous intimide pas comme l’ont été les Allemands et les Français. J’ai été choquée en France. La peur et la répression sont épouvantables. Ce n’est pas aussi grave qu’en Allemagne, mais c’est bien pire qu’il y a deux ans. Le ministre de l’Éducation a annulé une conférence universitaire sur la Palestine au Collège de France, la plus haute institution française. Le ministre de l’Éducation ! Et il en était même fier”.
Selon Francesca, la désobéissance civile, sous la forme de grèves perturbant le commerce et le fonctionnement du gouvernement ou d’actions de flottilles pour atteindre Gaza, pourrait bien être notre seul espoir.
“Les flottilles ont suscité l’espoir de pouvoir agir”, dit-elle. “Nous ne sommes pas démunis. Nous pouvons faire bouger les choses, même en créant des remous, en faisant tanguer le bateau. Puis ce fut le tour des dockers. Les étudiants sont déjà mobilisés. Les différentes manifestations ont montré que nous pouvons encore changer les choses. Les gens se sont mis à voir le lien entre les choses”.
En octobre, Francesca a présenté son rapport de 24 pages intitulé Gaza Genocide: a collective crime [Le génocide de Gaza : un crime collectif] à l’Assemblée générale des Nations unies. Ce rapport a dû être présenté en visioconférence depuis la Desmond and Leah Tutu Legacy Foundation au Cap, en Afrique du Sud, en raison des sanctions.
Danny Danon, l’ambassadeur d’Israël auprès de l’ONU, a déclaré après sa présentation :
“Mme Albanese, vous êtes une sorcière, et ce rapport est une nouvelle page de votre grimoire”. Il l’a accusée d’essayer de “jeter un sort à Israël en déversant mensonges et haine”.
“Chaque page de ce rapport est un sortilège vain, chaque accusation un charme inefficace, car vous êtes une sorcière ratée”, a poursuivi Danon.
“Ces insultes m’ont ouvert les yeux”, confie Francesca. “Je les ai associées à l’injustice dont les femmes ont souffert au fil des siècles.
“Ce qui arrive aux Palestiniens et à ceux qui les soutiennent en 2025 équivaut au bûcher des sorcières sur la place publique”, poursuit-elle. “Des scientifiques et des théologiens non alignés sur l’Église catholique ont subi le même sort. On l’a pratiqué sur les femmes dotées du pouvoir des herbes. Sur les minorités religieuses, les peuples autochtones, comme le peuple sami”.
“La Palestine”, dit-elle,“a rouvert une porte sur l’histoire, nos origines et ce que nous risquons si nous ne mettons pas un terme à ces horreurs”.
