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crise américaine, Gaza, impasse stratégique, Kiev, les néoconservateurs, Washington
Edouard Husson

Mis ensemble, un certain nombre de faits nous montrent que le logiciel néoconservateur qui sert à piloter la machine occidentale est en train de beuguer. Il y a l’impasse stratégique américano-israélienne au Proche-Orient; la défaite en Ukraine que l’on pourra retarder mais non empêcher. Le parti Démocrate américain est le premier exposé: en particulier la crise de Gaza fait ressortir l’impossible conciliation entre l’attachement proclamé à la cause palestinienne et la volonté de continuer à soutenir Netanyahu. Le parti Républicain vient à la rescousse, comme un « idiot utile », au besoin contre les intérêts profonds de Donald Trump, en s’apprêtant à voter, finalement, une nouvelle aide de 60 milliards à l’Ukraine. La crise géopolitique internationale est devenue une crise américaine.

Depuis les petites heures du jour Américains et Israéliens se renvoient la responsabilité d’une attaque sur une installation de la résistance irakienne pro-iranienne à Kalso. Les Israéliens, qui sont les auteurs les plus vraisemblables des tirs de missiles, l’attribuent aux Américains, qui renvoient la balle, en disant « C’est pas nous, c’est Israël! ».
Ceci se passe au lendemain d’une prétendue riposte israélienne contre l’Iran, qui a consisté à faire envoyer par des agents (américains? israéliens? kurdes?) infiltrés des drones, depuis l’intérieur du pays, sur deux bases militaires- au moins quatre semblent avoir été interceptés.
Sous pression, le gouvernement israélien, accusé par ses éléments les plus radicaux de ne pas avoir véritablement frappé l’Iran en représailles, a donc, selon notre interprétation, frappé des milices chiites irakiennes; mais à Tel-Aviv, on veut mettre cela sur le dos des Américains pour ne pas donner de prétexte à l’Iran de contre-attaquer.
Tout ceci est grotesque mais témoigne de l’affolement qui s’est emparé du camp néo-conservateur. Israël ne peut pas riposter contre le territoire iranien sans provoquer une riposte de l’Iran avec des missiles plus modernes que ceux envoyés dans la nuit du 13 au 14 avril. Selon une estimation sérieuse, Tsahal et ses alliés n’ont pas arrêté 99% des projectiles envoyés par l’Iran mais – en ce qui concerne les missiles – seulement les deux tiers. Et c’était en ayant été prévenu par les Iraniens eux-mêmes du moment de l’attaque!
Israël ne peut pas se défendre seul. Même avec l’aide des USA et de quelques autres pays, un tiers des missiles iraniens ont percé le dispositif de défense d’Israël. Si l’on ajoute le fait que les combattants d’Ansarallah tiennent en échec les marines occidentales dans le détroit de Bab-El-Mandeb; que l’armée israélienne est incapable de lancer une offensive d’envergure contre le Hezbollah alors qu’elle n’a pas entamé l’implantation du Hamas et des autres mouvements combattants à Gaza, on comprend que le logiciel néo-conservateur commence à beuguer.
Le piège proche-oriental se referme sur les Démocrates américains
Il semble que, pour convaincre Netanyahu de renoncer à une riposte suicidaire contre l’Iran, l’administration Biden ait fait deux concessions: la promesse d’une nouvelle livraison d’armes à Israël, pour un milliard; l’acquiescement à une opération, dans tous les cas, à Rafah, au sud de la bande de Gaza.
Si le gouvernement Biden va jusqu’au bout de cette logique, le parti démocrate en sortira encore plus divisé. Et c’est mauvais pour les élections présidentielles et parlementaires de novembre prochain.
Le soutien américain massif à Israël a un effet boomerang sur les Démocrates. Ces derniers, qui constituent le noyau du néo-conservatisme – ou conservatisme internationaliste au service des intérêts du complexe militaro-financier américain – sont cependant rattrapés par leur vieux fond historique, favorable à la cause palestinienne. Comment tenir le « en même temps » du soutien inconditionnel au sionisme révisionniste d’un Netanyahu, qui est une pièce essentielle de la soumission du monde aux intérêts du complexe militaro-financier américain, et de la séduction des électeurs démocrates en qui les massacres de Tsahal à Gaza ont réveillé la sympathie pour la cause palestinienne?
Quarante membres démocrates du Congrès ont signé une lettre à Joe Biden demandant l’arrêt des livraisons d’armes à Israël. Parmi les signataires, on trouve Nancy Pelosi, ancienne présidente de la Chambre des Représentants et pilier du parti démocrate.
Licenciements chez Google
Le logiciel néo-conservateur beugue. Cela dépasse les frontières du parti démocrate. Plus d’une vingtaine de salariés de Google – lieu, s’il en est, où le logiciel néo-conservateur est doté de moyens techniques toujours plus efficaces – viennent d’être licenciés pour avoir protesté contre un marché de « cloud » destiné à Israël:
Google a licencié le 17 avril plus de deux douzaines d’employés qui avaient participé à un sit-in de protestation dans deux de ses bureaux cette semaine.
Les employés protestaient contre le contrat d’informatique en nuage conclu par Google avec le gouvernement israélien, connu sous le nom de projet Nimbus, un contrat de 1,2 milliard de dollars conclu avec Amazon pour fournir à Israël des services d’intelligence artificielle et d’informatique en nuage.
« Entraver physiquement le travail d’autres employés et les empêcher d’accéder à nos installations est une violation flagrante de nos règles et un comportement totalement inacceptable », a déclaré un porte-parole de Google dans un communiqué publié mercredi soir.
Google a également informé les employés, dont certains n’étaient pas directement impliqués dans le sit-in, qu’ils étaient mis en congé et qu’elle « gardait cette affaire aussi confidentielle que possible, ne divulguant des informations que sur la base du besoin de savoir », selon un courriel obtenu par Bloomberg.
Un jour plus tôt, dans la soirée du 16 avril, neuf employés de Google ont été suspendus puis arrêtés par la police pour intrusion.
Le projet Nimbus a été lancé en 2021. Le ministère israélien des finances a déclaré à l’époque que le contrat visait à fournir « au gouvernement, à l’establishment de la défense et à d’autres une solution cloud globale ».
Des centaines d’employés de Google et d’Amazon ont exprimé leur opposition au projet dès son lancement, appelant dans une lettre commune adressée au Guardian en octobre 2021 « Amazon et Google à se retirer du projet Nimbus et à couper tous les liens avec l’armée israélienne ».
Depuis le début du génocide israélien dans la bande de Gaza en octobre 2023, l’opposition au projet s’est élargie. En mars de cette année, Google a licencié un employé de sa division « Cloud » qui avait perturbé une conférence technologique israélienne pour protester contre le partenariat.
L’employé a déclaré : « Je refuse de construire une technologie qui alimente un génocide ».
Au début du mois d’avril, il a été rapporté que Google apportait également des modifications importantes à son forum de discussion Memegen en raison des débats houleux sur la guerre à Gaza. Les employés se sont plaints que cette mesure représentait une forme de censure.
La multiplication des protestations et des licenciements chez Google intervient alors que l’on continue d’apprendre que l’armée israélienne utilise des systèmes d’intelligence artificielle pour cibler les soldats dans sa guerre contre Gaza. Des programmes avancés de reconnaissance faciale alimentés par l’IA ont également joué un rôle dans les récents enlèvements et disparitions forcées de dizaines de Gazaouis.The Cradle, 18 avril 2024
Démissions forcées de présidents d’université
Ajoutons la grogne montante sur les campus des grandes universités américaines, dont les présidents, qui cherchent à tenir l’équilibre entre les pro-Palestine et les pro-Israël sont soumis à des auditions très dures devant la Commission de la Chambre des Représentants pour l’Education. En décembre, les présidentes, respectivement, de Harvard et de Pennsylvania University ont été contraintes à la démission après les auditions. Le 17 avril 2024, c’était au tour de la présidente de Columbia d’être mise sur le gril.
En réalité, on assiste à une panique au sein de l’establishment américain devant le constat que la jeunesse américaine est devenue majoritairement hostile au comportement israélien vis-à-vis des Palestiniens. La panique est accrue lorsqu’il s’agit des universités d’élite – Harvard, MIT, Yale, Columbia etc….puisqu’il s’agit des pépinières des futurs décideurs.
La lettre des membres démocrate du Congrès à Joe Biden, les licenciements chez Google, la mobilisation des alumni néoconservateurs contre les étudiants et les présidents dans les universités….Le logiciel néoconservateur beugue….
Les républicains « idiots utiles »
Jared Kushner, gendre de Trump, à Harvard
A Harvard, il s’est passé, en février dernier, quelque chose d’insolite. Le gendre de Trump, Jared Kushner a été invité par la Harvard Kennedy School, le lieu par excellence où les porte-paroles du complexe militaro-financier viennent débattre. Le fait que le gendre de Donald Trump soit invité ne manquait pas de sel. M’étant trouvé fréquemment à Harvard entre 2016 et 2019, je me souviens de l’hystérie anti-Trump qui régnait sur le campus. Mais Jared Kushner y a tenu des propos favorables au nettoyage ethnique de Gaza:
Dans un entretien accordé en février à Harvard, mis en ligne ce mois-ci et révélé par le Guardian mardi, M. Kushner a estimé que la bande de Gaza pourrait être « très précieuse » d’un point de vue immobilier, si Israël pouvait expulser de force toutes les personnes qui y vivent actuellement afin de développer des « propriétés en bord de mer ». S’adressant à Tarek Masoud, professeur à Harvard, M. Kushner a déclaré : « C’est une situation un peu malheureuse, mais du point de vue d’Israël, je ferais de mon mieux pour faire partir les gens et nettoyer ensuite. » Où Kushner suggère-t-il que ces personnes aillent ? Le mari d’Ivanka Trump a expliqué que s’il était en charge d’Israël, sa priorité absolue serait d’expulser les personnes vivant à Rafah – une ville palestinienne au sud de Gaza – et de les déplacer en Égypte « avec diplomatie ». Et ce n’est pas le seul conseil qu’il a donné : « En plus de cela, a-t-il dit, je détruirais quelque chose au bulldozer dans le Néguev, j’essaierais de déplacer les gens à l’intérieur de l’île …. Je pense que c’est une meilleure option, pour que vous puissiez aller sur place et finir le travail ».Vanity Fair, 20 mars 2024
Un commentaire sur CNN datant du 20 mars montre bien tout le profit que les Démocrates essaient de tirer de ce genre de déclarations, qui permettent de parler du radicalisme de Trump sans évoquer leur propre soutien à Netanyahu. Kushner a essayé de modérer ses propos sur X. Mais force est de remarquer qu’il a parfaitement joué un rôle d’idiot utile pour permettre de relancer le logiciel néo-conservateur – dont l’une des lignes de code favorites est de faire croire à un débat entre les démocrates modérés et les républicains extrémistes.
Les Républicains s’apprêtent à débloquer le vote de l’aide à l’Ukraine au Congrès
Deuxième « idiot utile », Mike Johnson, président de la Chambre des Représentants, qui fait volte-face ces jours-ci et annonce qu’il pourrait demander aux Républicains de voter les 60 milliards d’aide à l’Ukraine.
On comprend bien que le complexe militaro-financier américain, constatant le désastre du Proche-Orient, s’accroche à l’idée de prolonger la guerre d’Ukraine. Mais constatons que les Républicains sauvent la mise aux Démocrates. Et Donald Trump sera le premier à voir sa marge de manœuvre réduite. De même que les Démocrates sont en train de constater qu’ils sont éloignés d’une partie de leurs électeurs, qui soutiennent la cause palestinienne, de même, les Républicains seront dans l’incapacité de mettre en place le programme patriote de Donald Trump, plébidscité par les électeurs, s’ils aident ainsi à sauver le conservatisme internationaliste inféodé au complexe militaro-financier.
La guerre d’Ukraine et la russophobie de l’establishment américain vont se radicaliser et non diminuer dans les semaines qui viennent, au vu de la défaite stratégique que Washington est en train de subir au Proche-Orient et de l’incapacité du complexe militaro-financier à neutraliser Netanyahu et ses alliés les plus radicaux.
Cela n’empêchera pas le logiciel néo-conservateur de beuguer toujours plus.
Crise ukrainienne? Crise palestinenne? Non! crise américaine!
24 février 2022 – entrée des troupes russes en Ukraine; 24 août 2023: élargissement des BRICS accueillant l’Arabie Saoudite, l’Egypte, les Emirats Arabes Unis, l’Ethiopie et l’Iran; 7 octobre 2023: attaque militaire depuis Gaza des mouvements palestiniens réunis pour la première fois depuis longtemps, au-delà des préférences idéologiques (Hamas, mouvement pro-iranien, nationalistes, marxistes), dans une alliance combattante; 14 avril 2024: révélation par une attaque iranienne d’ampleur limitée de failles peut-être insurmontables dans la défense d’Israël, malgré l’aide américaine.
La crise géopolitique internationale vient bien entendu du refus de la Russie, de la Chine et de l’Iran de se laisser dicter l’ordre international. Ils entraînent derrière eux, de plus en plus, les Etats du Golfe. Mais la crise devient, par contrecoup, de plus en plus une crise américaine. Le logiciel néo-conservateur ne fonctionne plus. Et il semble de moins en moins probable qu’il soit réparable.
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