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Donald Trump, Multipolarité, Russie-Chine, schisme sino-soviétique
par M. K. BHADRAKUMAR

La transformation de l’ordre mondial vers la multipolarité est un processus en cours avec des variables à l’œuvre, mais son issue sera largement déterminée par l’alignement des trois grandes puissances : les États-Unis, la Russie et la Chine. Historiquement, ce « triangle » est apparu lorsque le schisme sino-soviétique a éclaté au grand jour dans les années 1960 et qu’une violente animosité publique a éclaté entre Moscou et Pékin, ce qui a incité l’administration Nixon à envisager une mission secrète d’Henry Kissinger à Pékin afin de rencontrer en personne le président Mao Zedong et le Premier ministre Zhou En-lai et, espérons-le, de trouver un modus vivendi pour contrer conjointement la Russie.
En revenant sur le schisme sino-soviétique, on comprend aujourd’hui que le triangle États-Unis-URSS-Chine n’a jamais vraiment suivi le cours envisagé par Kissinger. L’échec de Kissinger à consolider l’ouverture des relations avec la Chine est en partie dû à sa perte de pouvoir en janvier 1977 et, d’un point de vue systémique, cela était inévitable, compte tenu de la complexité du chaudron bouillonnant du schisme sino-soviétique où l’idéologie se mêlait à la politique, à la géopolitique et à la realpolitik.
Alors que la mythologie occidentale voulait que les États-Unis aient jeté les bases de l’essor de la Chine, l’historiographie pointe dans une autre direction, à savoir que Pékin avait toujours à l’esprit la dialectique à l’œuvre et que, même s’il existait une certaine compatibilité entre les intérêts chinois et américains dans la lutte contre l’expansion du pouvoir soviétique, Pékin était déterminé à éviter tout conflit militaire avec l’Union soviétique et concentrait son attention sur l’amélioration de sa position tactique au sein du triangle américano-sino-soviétique.
De son côté, l’Union soviétique a également toujours encouragé le renforcement des échanges avec la Chine, malgré l’amertume et même les affrontements militaires, dans le but de réduire les avantages que les États-Unis tiraient de la rupture sino-soviétique, et a même cherché à persuader la Chine d’accepter le statu quo militaire et territorial en Asie.
En fait, afin de retarder la coopération sino-américaine à leur encontre au début des années 1970, les Soviétiques ont proposé à un moment donné de modifier leurs revendications territoriales le long de leur frontière, de signer des pactes de non-agression et/ou des accords interdisant le recours à la force, de fonder les relations sino-soviétiques sur les cinq principes de coexistence pacifique et de rétablir des contacts de haut niveau, y compris des liens entre les partis, dans l’intérêt de leur opposition commune aux États-Unis.
Si la Chine a largement ignoré ces ouvertures, c’est presque entièrement en raison des grandes turbulences de sa politique intérieure. Il suffit de dire que dès la mort de Mao, l’ennemi juré de l’Union soviétique, en septembre 1976 (et la fin de la Révolution culturelle), Moscou a rapidement réagi par plusieurs gestes, notamment l’envoi d’un message de condoléances par Brejnev (le premier message du PCUS à la Chine en dix ans), suivi d’un autre message du Parti en octobre félicitant le nouveau président du PCC Hua Guofeng, puis, peu après, en novembre, du retour en Chine de leur négociateur en chef pour les pourparlers frontaliers, le vice-ministre des Affaires étrangères Ilichev, dans le but de reprendre les pourparlers frontaliers. Mais, là encore, si cela n’aboutit à rien, c’est à cause de l’invasion du Vietnam par la Chine et de l’intervention soviétique en Afghanistan peu après, en 1980.
En effet, avec le recul, le principal héritage des années 1970, vu à travers le prisme du « triangle » États-Unis-Chine-Russie, a été la réorientation de la politique de défense de la Chine et son réalignement géopolitique avec l’Occident. La Chine n’a pas contribué de manière significative à affaiblir l’Union soviétique ni à aggraver la stagnation et la crise naissante de l’économie politique soviétique.
Entre-temps, les divergences sino-américaines sur Taïwan et d’autres questions avaient refait surface entre 1980 et 1982, obligeant la Chine à réévaluer sa stratégie en matière de politique étrangère, ce qui s’est traduit par l’annonce par Pékin en 1982 de sa politique étrangère « indépendante » — en clair, une tentative de moins dépendre explicitement des États-Unis comme contrepoids stratégique à l’Union soviétique — et la décision d’ouvrir des « pourparlers consultatifs » avec Moscou, ainsi qu’une réceptivité croissante à l’égard des nombreuses propositions soviétiques en suspens pour des échanges bilatéraux (dans les domaines sportif, culturel, économique, etc.), l’orientation générale étant de réduire les tensions avec les Soviétiques et d’accroître la marge de manœuvre de Pékin dans le triangle Chine-États-Unis-Union soviétique.
En effet, une détente plus large entre la Chine et l’Union soviétique a dû attendre le retrait soviétique d’Afghanistan à la suite des accords de Genève signés en avril 1988. Néanmoins, un changement fondamental dans les relations sino-soviétiques est apparu au cours des années 1980, avec notamment la tenue régulière de sommets, la reprise des relations de coopération entre le PCC et le PCUS, l’acceptation par Pékin des propositions soviétiques en suspens concernant la non-agression et le non-recours à la force, et la reprise des discussions sur les questions frontalières sino-soviétiques au niveau des vice-ministres des Affaires étrangères.
Washington a pu percevoir le changement d’orientation de la politique chinoise à l’égard de l’Union soviétique. Notamment, en examinant le changement marqué de la stratégie chinoise, une évaluation de la CIA a noté :
« Plus récemment, Moscou a donné suite à l’appel lancé par Brejnev en 1982 en faveur d’une amélioration des relations avec la Chine en mettant fin à la plupart des déclarations soviétiques critiques à l’égard de la Chine. Lorsque les discussions sino-soviétiques ont repris en octobre 1982, les médias soviétiques ont fortement réduit leurs critiques à l’égard de la Chine. Et ils sont restés modérés sur ce sujet, même si des échanges polémiques occasionnels ont marqué la couverture sino-soviétique lors de la visite du Premier ministre Zhao Ziyang aux États-Unis en janvier 1984. Moscou a continué à critiquer la Chine par le biais de la radio clandestine soviétique Ba Yi… La Chine, pour sa part, a continué à critiquer la politique étrangère soviétique, même si l’attention portée autrefois aux politiques internes « révisionnistes » de l’Union soviétique a pratiquement disparu depuis que les politiques économiques de la Chine ont été considérablement modifiées après la mort de Mao.
En résumé, alors que le secrétaire général du PCUS Gorbatchev consolidait son pouvoir vers la fin de 1988 en étant élu à la présidence du présidium du Soviet suprême et, parallèlement, Deng avait pris le dessus sur ses rivaux politiques et était devenu le leader suprême de la Chine en 1978 — et avait lancé le programme Boluan Fanzheng pour rétablir la stabilité politique, réhabiliter les personnes persécutées pendant la Révolution culturelle et réduire l’extrémisme idéologique — la porte s’était ouverte pour que les deux anciens adversaires entrent dans le jardin des roses de la réconciliation.
Il est significatif que le moment choisi par Gorbatchev pour se rendre à Pékin afin de rencontrer Deng en 1989 était loin d’être idéal en raison des incidents de la place Tiannenmen, mais aucune des deux parties n’a proposé de reporter ou de reprogrammer la réunion. Tel était l’intensité de leur désir mutuel de réconciliation.
Aujourd’hui, le résumé ci-dessus est devenu nécessaire pour évaluer les orientations futures de la politique chinoise de l’administration Trump. L’opinion générale est que Trump tente de créer un fossé entre la Russie de Poutine et la Chine de Xi Jinping afin d’isoler cette dernière et de l’empêcher de dépasser les États-Unis. Mais il n’existe aucune preuve suggérant la possibilité d’un découplage entre la Russie et la Chine.
Tous les signes indiquent au contraire une intégration progressive des deux pays. La semaine dernière, le Kremlin a annoncé un régime sans visa pour les citoyens chinois souhaitant se rendre en Russie. Il est intéressant de noter qu’il s’agit d’une mesure réciproque. Le Financial Times a récemment rapporté qu’un homme d’affaires chinois s’était vu attribuer des parts dans le plus grand fabricant russe de drones destinés à l’armée, dans le cadre de la première collaboration connue dans le domaine de l’industrie de la défense.
Avec le projet Power of Siberia 2 en cours d’élaboration, la dépendance de la Chine vis-à-vis de la Russie pour sa sécurité énergétique va encore s’accroître. Le commerce extérieur de la Russie connaît une profonde mutation, La chine remplaçant l’UE comme principal partenaire commercial de la Russie. Dans l’ensemble, les relations sino-russes sont aujourd’hui plus étroites qu’elles ne l’ont été depuis des décennies.
D’autre part, rien ne laisse croire que l’administration Trump se prépare à une guerre avec la Chine. Le Japon, sous sa nouvelle direction, se berce d’illusions.
Alors, qu’a donc en tête Trump ? Dans son programme révolutionnaire visant à refondre l’ordre mondial, Trump vise une entente stratégique entre les États-Unis d’un côté et la Russie et la Chine de l’autre. La récente stratégie de sécurité nationale américaine va également fortement dans ce sens. Les implications de cette pensée révolutionnaire pour la multipolarité seront profondes, tant pour des partenaires comme l’Inde que pour des alliés comme le Japon ou l’Allemagne.